Complainte

Publié le par Dolorosa

Complainte.

Bilan de trente-cinq ans d’accompagnement et de soutien à l’action humanitaire. La maladie m’a empêchée d’agir vraiment activement, mais j’ai fait ce que j’ai pu. Et je continuerai jusqu’à ce que je me taise pour de bon. La réalité me dépasse toujours, hélas !

Complainte

La nuit était tombée depuis longtemps. Le ciel sombre, piqueté d’étoiles, dispensait sa fraîcheur aux êtres et aux choses, durement éprouvés par un soleil de forge. La ville, qui ne dort jamais tout à fait, enfin apaisée, aspirait à longs traits la brise passagère. Tout était calme et serein.

J’étais assise dans mon fauteuil, confortablement. Je tricotais je ne sais plus trop quoi, une petite pièce pour un bébé joli, une longue veste soyeuse, peut-être bien. Le concerto de Mozart m’enveloppait de sa beauté, me redonnait vie. J’étais bien.

Quand je rouvris les yeux, elle s’avançait vers moi d’un pas dansant. Qui était-elle ? Comment était-elle entrée ? Je n’avais rien entendu. Sidérée, je la contemplais…

Elle était belle, d’une beauté intemporelle, déesse grecque et mannequin parisien à la fois. De sa tête délicate casquée de cheveux noirs jusqu’à ses chevilles fines, elle avait l’allure d’une souveraine. Sa longue robe noire soulignait sa taille menue et la jupe, évasée en corolle, voilait et dévoilait ses longues jambes déliées. Avec son port de reine et ses mains effilées, elle semblait immatérielle.

Je la regardais… Mes yeux se promenaient sur ses traits nettement dessinés, se noyaient dans le lac tranquille de ses yeux violets… D’elle émanaient une force irrésistible, une séduction éternelle… je demeurais bouche bée, fascinée.  Je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais rencontrée, je n’aurais jamais pu oublier cette femme.

Soudain, d’une voix mélodieuse et grave, elle me salua :

« Bonsoir, Nicole ? Comment vas-tu ?»

Stupidement, un peu enrouée, je lui demandai :

« Qui êtes-vous, je ne vous connais pas !»

« Mais si, ma petite, tu sais très bien qui je suis. Je ne t’ai jamais quittée. Quand tu es née, tout petit bébé aux yeux et aux cheveux noirs, à la peau ambrée, j’étais là, debout près de ton berceau. J’étais avec toi, minuscule dans te corbeille à linge, quand les stukas piquaient en hurlant affreusement, sur les routes de l’Exode. Je t’ai accompagnée pendant ton enfance difficile. Je t’ai suivie dans ton adolescence studieuse. Je t’ai vue devenir une femme. J’ai tenu la traîne de ta robe quand tu t’es mariée. J’ai assisté à la naissance de tes enfants, et je les ai bercés eux-aussi, doucement. J’ai tenu ta main affaiblie, chaque fois que la maladie te minait. Chaque fois que la vague noire te submergeait, je me tenais près de toi. Je ne t’ai jamais abandonnée. Je suis ta fidèle compagne et jamais je ne te quitterai, rassure-toi.

« Je suis ta meilleure amis, la plus sincère, la plus fiable. Me reconnais-tu à présent ?»

« Vous êtes la Mort, n’est-ce pas ? Je vous vois enfin… Mon Dieu, que vous êtes belle, si attirante, si désirable… Merci d’être enfin arrivée… Pour vivre, il faut tant de courage, et je n’en ai plus guère…»

« Tais-toi, ne parle pas ainsi. Si cela m’était possible, j’aurais du chagrin ! Mais, d’abord, il faut que je te remercie. Tu m’as accueillie si naturellement. Tu sais, quand je me manifeste, on m’étourdit de pleurs, de sanglots et de larmes, on m’abreuve de cris, de supplications et de gémissements, je déclenche la panique, la terreur, et pire, la haine. Pourquoi ? Ne suis-je pas inéluctable ? Et puis, je ne suis pas si laide, après tout !»

« Au contraire, vous êtes ensorcelante et d’une beauté… suprême. Quand je pense à l’image qu’on se fait de vous : un vieux squelette abimé, enroulé dans un suaire en lambeaux, une faux à la main ! Quelle injustice !»
« Grand merci à toi, mais je m’en moque bien ! Non, je ne suis pas venue te chercher, mais te parler.

« Vois-tu, j’éprouve une sensation inconnue, extraordinaire, inouïe, une sensation de solitude extrême. Tu le sais d’expérience, il y a des périodes où l’on a un besoin essentiel d’une oreille amie, d’un esprit attentif, d’un cœur bienveillant à qui confier des pensées difficiles, des questions dérangeantes et des réflexions pénibles. Il faut que je fasse le point sur certains problèmes inhérents à mes fonctions : à qui faire confiance, sinon à toi que je connais de toujours ? Je suis sûre que tu ne révéleras rien de mas soucis, de mes interrogations, de mes révoltes même. Mes difficultés amuseraient bien certains de mes ennemis, j’en ai un grand nombre, évidemment.»

« Soyez sans crainte, je n’ai jamais trahi qui se confiait à moi. Mais je redoute de ne pas vous être d’un grand secours. Mon esprit est médiocre et mon attention limitée, si mon cœur vous est acquis. Je suis trop humaine, hélas !, pour être à la hauteur de votre attente. »

« Que de précautions oratoires ! Je t’effraie encore un peu je crois ; cela, je peux le comprendre. Sois sincère et franche, c’est tout ce que je te demande ! 

« Je suis la Mort, et j’exerce mes fonction depuis si longtemps, très longtemps avant que les hommes n’apparaissent sur la Terre. En ces temps reculés, mon travail était simple, et même routinier. Bien sûr, il y a eu le problème des extinctions de masse, lors des crises de croissance de la planète. Mais, tu sais, je n’ai jamais eu peur des heures supplémentaires. 

« Puis l’homme est arrivé, et avec lui des problèmes, des montagnes de problèmes… Pendant des millénaires, j’ai pu assumer les plannings bouleversés, les horaires perturbés, les déplacements imprévus. 

« Mais depuis deux siècles, ma situation est devenue intenable : les guerres, les génocides, les massacres, les exterminations se succèdent à un rythme effréné. Je n’y comprends plus rien. On dirait que l’humanité, saisie de folie homicide, n’a qu’une seule idée en tête : se jeter toute entière, et le plus vite possible, dans mes bras.  

« Pour mémoire je te citerai la Guerre de Soixante-Dix. Quel spectacle ! La charge de Reischoffen était magnifique à voir : uniformes colorés, sabres au clair étincelants, chevaux superbes cabrés dans un profond hennissement. Sans oublier le son des clairons menant le charge ! Le tout promptement haché par les mitrailleuses allemandes ! Quel gâchis ! Ce n’était pas des soldats de plomb, mais des hommes qui mouraient ! 

« Imagine donc un peu ce que j’ai dû endurer pendant la Première Guerre Mondiale : comme une affreuse marée, ils m’arrivaient, vague après vague, les fusillés, les égorgés, les éventrés, les décapités, les gueules cassées, les enterrés vivant, les gazés… Je  les ai tous vus, même ceux que leur famille n’a jamais retrouvés, même ceux qui se sont volatilisés. Quelle danse macabre ! 

 « Stupéfaite, j’ai vu s’avancer à leur suite les petits ânes gris aux yeux si doux qui apportaient dans les tranchées les bouteillons de soupe, le pain et le courrier, et finissaient éventrés dans les trous d’obus ; les chiens sauveteurs, les chiens convoyeurs, mutilés et tués comme l’homme, leur soi-disant meilleur ami ; les chevaux harassés, épuisés, mitraillés ; les pigeons voyageurs, porteurs de dépêches, abattus loin de leur pigeonnier, comme les soldats ; les mules et les mulets, dans les montagnes abruptes, chargés à mitraille, qui mouraient dans la neige et le brouillard glacial. Et les troupeaux égarés, sans guide, sans toit, sans soin, qui erraient au hasard des combats, et périssaient affreusement… 

« Victimes innocentes, vous n’avez pas de monuments de bronze ni de pierre, mais ma mémoire, et elle est éternelle !

« Crois-tu que les hommes ont tiré la leçon, qui s’imposait pourtant, de toutes ces tueries ? Que nenni ! Ils ont inventé des procédés de destruction plus terrifiants encore, et ils ont recommencé. Et ce fut la Seconde Guerre Mondiale ! Cette fois, j’ai vu défiler les torturés, les napalmés, les empalés, les noyés, les écrasés, les bombardés, les pendus, les morts de faim, et pour finir en beauté, les atomisés… Si j’avais pu, j’en aurais pleuré, comme ces femmes, toutes ces femmes que je voyais péleriner dans mes jardins, les cimetières.

« Incidemment, je tiens à dire que la guerre exagère qu’elle a le beau rôle : il lui faut des hommes, beaucoup d’hommes, des jeunes, des beaux, braves et courageux. Elle les accapare tous et quand elle les rend, ils ne sont plus qu’épouvante et folie. On dit qu’elle a beaucoup d’amants mais n’en garde aucun. Cela ne m’étonne guère : avec son casque de serpents dressés, son armure de fer rouillé couverte de sang, son épée ébréchée, sa beauté est plus qu’inquiétante. Cependant, j’ai entendu des hommes la trouver fraîche et joyeuse !... Tu sais, il n’y a pas de bonne guerre. Même avec une fleur au fusil, la guerre, pour le genre humain, n’est qu’anéantissement, et travail forcé pour moi.

«  Il y a d’autres guerres encore, s’il n’y a plus de guerre mondiale : il y a les guerres civiles, clan contre clan, village contre village, tribu contre tribu. Elles impliquent tout le monde, femme, enfant, vieillard, bébé : tout le monde est responsable, tout le monde est combattant. J’ai reçu des enfants-soldats dont les bras maigres soulevaient avec peine leur fusil. Et j’ai découvert avec horreur que le sexe lui-même est une arme de guerre. En attestent les longues files de femmes violées sans merci. Et les enfants nés de ces barbaries n’ont pas plus droit à la vie. Comme un feu dévorant, ces atrocités ne laissent des villages que des coquilles vides et noircies. Et c’est l’horrible engrenage : le crime engendre le crime, la vengeance appelle la vengeance. Génération après génération, on s’entretue, et on finit par ne plus savoir vraiment pourquoi : papa l’a fait, je dois le faire aussi. Les écoles se vident, les charniers se remplissent. Tristes mathématiques !

« Je voudrais évoquer encore les pays où les minorités servent de bouc-émissaire. Ça c’est une  belle trouvaille : quand il se produit un accident, une disette, une calamité naturelle, c’est la faute de l’autre, de celui qui ne pense ni n’agit comme tout le monde. On le montre du doigt, on le stigmatise, on l’isole, et puis on se met en colère de bonne foi biens sûr, on l’égorge, on le tue, on le viole on le décapite… Pourquoi ? Parce que c’est lui, parce qu’il est là, parce qu’il faut bien un responsable, n’est-ce pas ?

« Ma chère petite, je n’ai pas fini : il faut parler aussi des génocides. Un mot nouveau pour une histoire ancienne. Ce sont les proportions qui ont changé.

« L’idée de départ est excellente : il faut débarrasser la race dominante de toutes les scories qui l’empêchent de conquérir le monde : les Turcs assassinent donc les Arméniens et les envoient se faire mourir ailleurs dans le désert le plus aride qu’ils aient sous la main ; les Russes soviétiques soumettent leurs peuples rétifs à une diète si drastique que les Cosaques meurent par milliers ; les Chinois règlent leurs problèmes de logement en expulsant les Mongols de leur Mongolie natale – bon débarras ! – et leurs problèmes d’espace vital en annexant le Tibet, suppliciant les habitants de toutes les manières qu’ils connaissent, et ils sont érudits… Ce ne sont que quelques exemples que j’ai choisis, au hasard, bien sûr. Mais il y en a tant !

« Mais, me diras-tu ; on est moderne ! Alors, on industrialise le processus. Les Allemands ont trouvé la solution finale de la question juive : la Shoah, l’extermination scientifique et technologique de tous les Juifs et de tous ceux qui n’acceptent ni le nazisme, ni leur racisme. Leurs usines à tuer se nomment camps de concentration : d’abord on fait travailler le déporté jusqu’à son dernier souffle, ensuite on le brûle dans des fours crématoires ; puis on récupère ses cendres et sa graisse, s’il en reste encore, à toutes fins utiles, comme on a déjà récupéré ses cheveux, ses dents en or, ses lunettes… On valorise les déchets, on recycle !

« Les Khmers rouges, quant à eux, ont opté pour une solution plus naturelle : tout le monde à la campagne ! Auparavant, il faut éliminer les intellectuels avérés, les intellectuels cachés, qu’on reconnaît à leurs lunettes, les plus faibles, les malades… Tous les autres ont le droit de travailler aux champs sans manger, ou si peu, sans se reposer, ou alors un peu. Tous, des enfants jusqu’aux vieillards ont le droit de créer une société au visage impassible, où un sourire peut vous mener à la torture et à la mort. Un seul article de loi prévaut : tout est interdit, y compris l’amour, l’amitié, la compassion… Quel bonheur !

« Par toute la terre fleurissent les tyrannies sanguinaires, les politiques homicides, les états assassins… Les uns soupirent dans leurs cachots tandis que les autres se taisent, espérant ainsi échapper au sabre. Chacun pour soi, et Dieu pour tous, hélas ! Ils ne savent donc pas que ce qu’on a refusé d’affronter aujourd’hui, il faudra le subir demain. Ils étudient l’histoire, mais refusent ses leçons.

« Et moi, je suis exténuée. Ils me font travailler à la chaîne, alors que je suis un bon artisan. J’aime le travail bien fait, pas la production de masse. Je ne veux pas me transformer en supermarché. Les hommes ont oublié que je viendrai les chercher tous, un jour ou l’autre, à mon rythme ! Je n’ai pas besoin de leur aide !

« Mais j’ai gardé le meilleur pour la fin : le terrorisme. Au bras du fanatisme, il danse une sarabande infernale sur des monceaux de cadavres. Encore une idée très ancienne remise au goût du jour et amplifiée par les progrès des sciences et des techniques, et par l’affolement des médias survoltés à la recherche d’un bon coup. C’est la haine poussée à son paroxysme, la sauvagerie débridée d’une sauvagerie très bien calculée et soigneusement élaborée, l’instinct de destruction porté à son comble, jusqu’à sa propre élimination. Mourir pour la cause, cela signifie faire mourir en masse pour la cause !  

« Proclamé par des prêcheurs zélés, terriblement persuasifs, le message de haine se propage tel un incendie de brousse. Il s’attaque à tous ceux qui se veulent humiliés, ou trop faibles pour assumer leur vie bravement, pour comprendre qu’ils courent à leur total asservissement. Il se veut le meilleur moyen de réduire les inégalités. Et pour réduire, il s’y entend affreusement !

« Le terrorisme prône l’exécution la plus spectaculaire qui soit de qui ne pense pas comme lui, n’agit pas comme lui, n’a pas la même religion que lui. Certes, il peut viser les dirigeants, les hommes publics, mais il préfère s’attaquer aux innocents, où qu’ils soient, sans avertissement. C’est bien plus rémunérateur, bien plus gratifiant. Et c’est d’autant plus terrifiant. Ce qu’il veut, c’est déclencher l’horreur, l’épouvante, le chaos.

« Et moi, je récupère les tours, les immeubles et leurs habitants déchiquetés, les avions et leurs passagers explosés, les églises, les temples et leurs fidèles écrabouillés, les bateaux et leurs équipages piratés, les voitures et leurs occupants piégés, les autobus et leurs usagers démantibulés, les trains et leurs passagers déraillés…

« Ça en fait des cadavres ! et souvent, ils viennent accompagnés : des pompiers, des sauveteurs, des infirmiers, des médecins, tous engloutis dans le brasier d’une inextinguible haine. Ça en fait des douleurs, des tourments ! Le diable en rit de contentement ! Il est heureux, le diable !

« Et toi, ma petite, tu pleures ? »

« Oui, je pleure sur ces vies perdues, ces noms oubliés, ces Mozart qu’on a assassinés… »

« Je ne comprends pas bien… Mais  je dois terminer mon réquisitoire : je te donnerai seulement quelques exemples prouvant que l’homme scie la branche sur laquelle il est assis.

« Les animaux, eux aussi, sont malades de l’homme. Depuis la disparition des mammouths laineux sous les coups des chasseurs paléolithiques, la destruction de la mégafaune australienne par les chasseurs aborigènes, l’extinction, à l’arrivée des premiers chasseurs Maoris, des moas de Nouvelle-Zélande, gigantesques poulets totalement inoffensifs, et la disparition des lions de l’Atlas, engloutis dans les arènes voraces du grand empire romain, d’énormes progrès ont été réalisés. Demande-le donc au dodo de l’Île  Maurice : il n’avait aucun prédateur, et ne savait pas de défendre ; il s’en est trouvé beaucoup des tueurs : les navigateurs qui reculaient les limites du monde connu, y faisaient escale, et ils avaient faim ! Il n’y a plus de dodo depuis le dix-huitième siècle sur l’île Maurice. C’est un dommage collatéral ?

« Je m’arrête là, je ne veux pas te bouleverser, mais laisse-moi tout de même, te rappeler pour mémoire, le tigre majestueux, souverain dépossédé, assassiné pour sa fourrure, et pour ses os vendus au poids sur les marchés ; l’éléphant aux sentiments admirables, massacré pour son ivoire, par des braconniers inhumains ; le panda géant, condamné à la procréation obligatoire, avec le zoo pour seul horizon ; le lion, roi détrôné, mais si beau que les nouveaux riches le tirent à l’arme lourde pour avoir un trophée à suspendre dans leurs salons dorés. As-tu pensé au martyre du requin qu’on rejette vivant à la mer après lui avoir tranché son aileron, et cette atrocité pour une soupe ! Et la panthère, l’ocelot, le guépard, et même la girafe, abattus pour leurs peaux, pour un beau manteau à exhiber ! Et le rhinocéros, tué pour sa corne, qui fera un bel étui de poignard, et des médicaments !

« Je ne veux pas exagérer, mais je te citerai encore la tortue de mer qu’on exécute pour ses écailles, et une soupe, encore ; le chevrotin porte-musc pour ses glandes, alors qu’on sait produire autrement du musc de qualité ; les boas, les pythons et autres serpents aux belles couleurs, pour l’industrie du luxe : et le paradisier à qui on arrache les plumes pour se les mettre sur la tête. Et toutes ces bêtes sont en train de disparaître sous nos yeux !

« Quant aux animaux domestiques, je te conseille d’aller interviewer les vaches transformées en usines à lait ; les cochons cloitrés dans le béton, sans soleil, sans vent, sans terre, sans paille, sans mare, sans rien que la nourriture forcée ; les lapins aux pattes saignantes et au museau écorché ; les poules enfermées jusqu’à la folie, la maladie et la mort dans leur batterie… N’oublie pas les veaux, qui ne tètent plus leur mère, mais boivent du lait condensé ! Va voir aussi les chevaux, les ânes et les mulets, comment ils finissent leur vie après des années de labeur au côté des hommes. Tu croiseras peut-être en chemin de sinistres bétaillères qui se transforment vite en  corbillards. Bon courage, ma petite !

« Je vois que tu aimes les chats et les chiens : c’est ton affaire, mais ne va pas voir les élevages industriels où les femelles mettent bas à la chaîne, les animaleries infectes, les refuges-mouroirs, ce sont les antichambres de l’enfer !

« Tant que l’homme maltraitera ainsi les animaux, tant qu’il ne respectera pas leur nature, leurs besoins, leur vie, tant qu’il les considérera comme des unités de production, fleuriront les maladies, les épidémies, les épizooties… Les animaux contamineront les hommes et tous mourront, les hommes et les animaux. Et tant qu’on mangera de la viande de brousse – autrement dit des singes porteurs sains de virus épouvantables – Ébola flambera et poursuivra sa course mortelle

« Tu vas dire que j’exagère, que mon tableau est trop noir. Certes, je peins à grand traits, au couteau devrais-je dire ! N’oublie jamais que la vie est un fleuve unique : qui blesse les animaux, assassine les hommes !

« Quant au monde végétal, je ne peux guère en parler. Certes, j’ai beaucoup de jardins, des petits et des grands, et j’aime assez m’y promener, mais ce n’est pas moi qui les ai créés, ni même entretenus. Je n’aime pas jardiner et n’ai nul besoin de ce qu’on nomme les fruits de la terre. Les végétaux naissent, grandissent et meurent selon un calendrier précis, qui n’est plus le mien. Ce n’est plus mon domaine.

« Il est vrai que j’entends parler de beaucoup de choses, des espèces s’éteignent, des variétés disparaissent, d’autres, issues des laboratoires, bousculent les plus anciennes, qui avaient pourtant fait leurs preuves. J’ai aussi entendu dire qu’on cultive la même plante par tout le globe, sans tenir compte du climat, de la terre ni des usages, uniquement de sa productivité. Ce n’est pas raisonnable.

« Je sais que les généticiens bricolent les céréales nourricières, comme ils bricoleraient une recette de cuisine : un peu de gènes comme-ci, une touche de gènes comme-ça, pour que la plante obéisse, pousse et produise selon leur protocole. Je trouve ces méthodes suspectes, mais, paraît-il, elles sont rentables. Attention aux dommages collatéraux !

« Je vois aussi les grandes forêts rétrécir comme peau de chagrin pour faire place à des cultures industrielles très rémunératrices. Je n’ai pas découvert que ces cultures nouvelles aient apporté bonheur et prospérité dans ces régions déboisées. Au contraire, les pauvres n’ont même plus la forêt et ses ressources pour adoucir leur vie, tandis que les riches propriétaires s’enrichissent encore.

« Je sais aussi qu’en Indonésie sévit une terrible épidémie de monoculture : le palmier à huile, dont les bataillons serrés avancent sans répit, à plantations forcées. Tout est détruit, rien n’est épargné, et le pauvre orang-outan n’a plus qu’à périr !

« Toi qui aime tant les arbres, leur beauté, leur architecture, leur majesté, tu ne dois pas voir cela d’un bon œil. Et tu as bien raison : qui coupe un arbre libère des tonnes de carbone emmagasinées dans ses racines, son tronc, ses branches et son feuillage, accentuant ainsi la pollution, et donc les désordres climatiques. On me rétorquera : « Plantons des arbres ! » Bien sûr, mais pas n’importe lesquels, n’importe où. Et ensuite, il faut attendre qu’ils grandissent, qu’ils s’épanouissent, et alors seulement ils pourront jouer leur rôle de piège à carbone. Quel gâchis !

« Les hommes ont pris des habitudes bien étranges : par exemple, manger des fraises et des tomates en décembre, et des oranges en été. Ils ne veulent plus respecter le rythme des saisons, et prétendent forcer la nature à travailler à l’envers. Ils se privent ainsi de bien des petits plaisirs. Vouloir tout, tout de suite est insensé, et peut être dangereux à long terme.

« Si j’étais à ta place, je serais effarée par l’incroyable importance et la multiplicité des produits chimiques dans l’agriculture mondiale. Adam et Ève devraient laver et peler la pomme avant de la croquer !

« Quant à moi, je regrette beaucoup que las prairies soient devenues un désert vert, qu’il n’y ait plus de fleurs des champs dans les champs et que, monoculture oblige, les abeilles soient obligées de venir en ville pour butiner des fleurs attirantes !

« Voilà, j’en ai fini. Tu sais à présent pourquoi je suis venue, pourquoi je voulais te parler. Je voudrais connaître les causes, les motifs, les raisons, s’il y en a, de tout ce que je t’ai exposé. Ou alors, et ce serait le pire, le genre humain serait saisi d’une folie sans exemple, d’un orgueil mortifère, qui le mènent à sa perte, entraînant la terre dans sa chute. Que peux-tu me répondre ? »

 « Vous êtes un procureur implacable, madame la Mort, et votre réquisitoire est effroyable. Prendre la parole après  ce terrible bilan est une bien lourde tâche, mais j’assume le rôle de la défense que vous m’attribuez.

« Tout d’abord, je tiens à vous remercier très sincèrement. Vous avez magnifiquement plaidé la cause de la vie, des droits de l’homme et du respect dû à la nature. Je n’aurais pas su m’exprimer de meilleure manière. Mais, est-ce déformation professionnelle, vous n’avez envisagé que le côté obscur, sinistre même, de l’humanité. Je vous démonterai donc que la nuit, si profonde et si longue soit-elle, voit toujours le soleil la supplanter, que chaque revers a sa face lumineuse, et que les hommes sont, certes, capables du pire, mais bien souvent du meilleur.
« Je ne vous infligerai pas un cours magistral, ce n’est ni le lieu, ni le moment ; mais je voudrais vous rappeler que l’humanité est constituée d’une multitude de peuples différents, chacun parlant sa langue, chacun vivant selon ses lois et ses coutumes… Si progrès il y a, ils ne se produiront pas partout à la fois, ils n’avanceront pas à la même allure partout. Votre tableau devra comporter une infinité de nuances : ce sera plutôt une mosaïque. Vous y trouverez tous les styles, toutes les manières. Vous aurez des peuples pour qui vivre, c’est évoluer tandis que d’autres se figeront dans le respect de traditions d’un autre âge, et stagneront.

« Madame la Mort, vous avez ramassé toutes les horreurs du monde en un bloc monolithique effrayant pour mieux asseoir votre diatribe. Je vous le répète : il faut nuancer, tout est là.

« Tout au long de l’histoire, des hommes courageux se sont dressés, si dérisoires face aux pouvoirs en place. Fièrement, ils ont brisé le joug de fer qui meurtrissait leurs épaules. Ils ont rompu le silence pesant, ils ont proclamé leurs paroles d’amour, de liberté, de paix, à haute voix, clairement. Bien sûr, on les a fait taire au plus vite… Mais si le messager est mort, le message est lancé. Peu à peu, presqu’­imper­ceptiblement, il fait son chemin : il éclaire les yeux ternis par la peur et la haine qui souvent en résulte, il pénètre les oreilles hantées par les cris de douleur, il ouvre les cœurs à l’amour, à la pitié, à la fraternité. Les dos voûtés se redressent, les bras se tendent pour soutenir le frère, et l’humanité progresse tout entière. À petits pas, très lentement, génération après génération, l’homme avance vers un avenir plus clair.

« Je suis d’accord, l’ordre ancien résiste, se défend, provoque de dangereuses convulsions, multiplie les agressions… Mais à la fin, il capitulera, c’est inéluctable… Et l’humanité avance ainsi, cahin-caha, mais elle avance…

«  Elle avance, soutenue par un message extraordinaire, le plus splendide que je connaisse :

« Aimez-vous les uns les autres ! »

« Paroles sublimes, exigeantes au plus haut point, presque insensées. Aimer l’autre, c’est le regarder comme son frère, partager avec lui ce que l’on possède, lui donner les moyens de connaître le bonheur, et même, si cela est absolument nécessaire, donner sa vie pour lui. Pour échapper à la barbarie qui nous guette, il faut aimer autrui, même s’il n’est pas aimable, même s’il ne correspond pas à nos critères, même s’il refuse d’être aimé. Ces paroles ne nous demandent pas de devenir des héros de légende, mais d’aimer au quotidien, jour après jour, d’être à l’écoute des autres, sans infliger cette bonté qui peut être si lourde à recevoir. En bref, pour aimer l’autre, il faut s’oublier soi-même, sans attendre de retour.

« Aimez-vous les uns les autres ! »

« Un homme de bonne volonté, un médecin, découvre l’effroyable misère des lépreux, leur stigmatisation, leur abandon odieux. Alors, il part, il quitte tout ce qui lui est cher et va rejoindre ces réprouvés, les soigne, leur construit un hôpital. C’est la docteur Schweitzer que j’appelle à la barre pour témoigner. Il ne viendra pas seul. Il sera accompagné par tous ceux qu’il a sauvés.

« Arrivé à l’âge de la retraite, un brave boulanger apprend qu’un village africain ne mange plus de pain faute de boulanger. Alors, au lieu de se reposer, il rassemble ses outils, sa petite retraite et son courage. Il s’en va faire du pain et, surtout, former de jeunes boulangers. Lui, il a quitté sa famille, ses amis, sa langue et son pays pour nourrir ceux qui avaient faim.

« Et cet instituteur, lui, il sait qu’apprendre à lire et à écrire est fondamental pour bâtir une nouvelle vie. La retraite est là ; alors, malgré sa maladie de cœur, il quitte tout, et surtout le repos nécessaire à sa santé, pour continuer son enseignement, construire une école, former des enseignants… Certes, de féroces idéalistes ont détruit son œuvre et l’ont pris en otage : faute de médicaments, il est mort dans le désert. Lui, il a tout donné à autrui, y compris sa vie. C’est cela, un martyr !

« Des exemples semblables, je pourrais vous en citer beaucoup, et de célèbres. Je ne me livrerai pas à cette facilité : je ne voudrais pas lasser votre attention. Bien sûr, ce sont des initiatives personnelles, mais avouez que c’est réconfortant, car ce ne sont pas des exceptions.

« Peu à peu, des hommes de bonne volonté ont réuni leurs compétences et leurs moyens financiers pour créer des associations à but humanitaire, plus ou moins importantes, pour venir en aide partout où la nécessité s’en fait sentir. Il y a tant à faire que les bénévoles sont accueillis à bras ouverts.

« Certaines associations s’occupent des enfants, de leur suivi sanitaire, de leur instruction, de leur éducation. Ne ménageant pas leurs efforts, elles les arrachent à leur enfer – c’est le cas des enfants-soldats, par exemple -  les réadaptent à une vie « normale », leur donnent  un métier, les préparent à une vie d’adulte équilibrée.

« Parmi ces associations consacrées aux enfants, il y a celles qui veillent sur les petites filles : c’est un sujet grave et douloureux. Vendues, achetées, bafouées, elles servent à tout, y compris à assouvir les pulsions sexuelles de leur propriétaire, et des autres hommes de la famille. Il y a celles qu’on prostitue dans les rues des grandes villes, celles qui servent d’esclaves ménagères, celles qui triment comme des dockers sur les quais ses grands ports, celles qui meurent en couches car elles ne sont que des fillettes… Sans négliger les petits garçons des trottoirs de Manille et d’ailleurs… Là aussi, pour les reconstruire, pour leur redonner leur dignité, des hommes et des femmes admirables se battent contre la corruption, l’incurie, l’indifférence et la cruauté. Ils prennent de gros risques, leur action est si  mal perçue. Mais, de ces enfances saccagées, ils font naître des hommes et des femmes de bonne volonté, eux-aussi.

« Je connais même une fondation qui a institué des maisons familiales, dirigées chacune par une femme assumant les fonctions de mère de famille : ainsi les fratries ne seront pas séparées, les frères et sœurs grandiront ensemble. Pour un enfant, c’est si important de ne pas rester seul, quand les parents ont disparu.

« D’autres associations s’occupent des femmes violées, battues, abandonnées et chassées de leur famille, leur village, leur clan ; elles les soignent physiquement, moralement et psychologiquement. Elles les soutiennent pour qu’elles puissent survivre, supporter l’insupportable, élever leurs enfants, exercer un métier. Pour leur être d’un secours efficace, il faut leur donner de l’amour, de l’amitié, il faut leur redonner leur dignité, et ainsi les faire revivre.

« Il y a aussi toutes les organisations qui touchent à la santé, toutes celles qui viennent au secours des malades atteints par les fléaux qui hantent notre temps. Elles les aident de toutes les façons, les accompagnent, les écoutent et, par là-même, favorisent les efforts du corps médical.

« Sans oublier les associations qui secourent les malheureux, les isolés, les chômeurs, leur assurant un repas, de la nourriture à un prix abordable et une foule de services indispensables. Il y a aussi celles qui apportent réconfort et joie aux personnes âgées, isolées ou délaissées, et encore toutes celles qui prennent en charge ceux qui souffrent de handicaps physiques et mentaux.

« Voilà, Madame la Mort, voilà de quoi équilibrer votre balance : la solidarité, le bénévolat, la fraternité, la compassion,… et l’amour, l’amour par-dessus tout !...

« Aimez-vous les uns les autres ! »

« Message surhumain qu’on peut essayer d’approcher.

« Et je n’ai pas encore parlé des grandes organisations humanitaires qui tissent un réseau d’entraide à l’échelle de la planète. Nées d’une initiative personnelle ou de la décision d’un état, ou de la volonté d’une réunion d’états, elles regroupent tant de personnes, tant de moyens financiers, par l’intermédiaire de généreux donateurs, qu’elles en sont devenues internationales.

« Ce sont elles qui interviennent lorsqu’une catastrophe naturelle ravage une contrée : elles en ont la compétence et la logistique. Ce sont elles qui bataillent sur le front des grandes épidémies dévastatrices, et leurs membres règlent souvent le prix de leur courage. Ce sont elles qu’on trouve aux avant-postes des conflits locaux et, là aussi, elles paient un lourd tribut à la violence généralisée : on les pille, on les prend en otage, on les expulse, on en tue quelques-uns… Mais rien ne peut stopper cet élan généreux qui les pousse à tenter  de soulager leur prochain. C’est aussi elles qui, pour notre grande honte, ouvrent des centres de soins dans nos grandes villes si inégalitaires, des centres de réadaptation pour les blessés de la vie, des abris pour ceux qui n’ont plus de toit, surtout pendant l’hiver, qui est si dur aux pauvres gens, comme l’a écrit le poète. Ce sont encore elles qui se tiennent là, au bord de nos routes et de nos autoroutes si meurtrières, parce que nous sommes trop indifférents aux autres : moi d’abord, et c’est l’accident ! Ce sont elles qui travaillent inlassablement à la prévention des risques de toutes sortes en informant, en expliquant par l’exemple, en vaccinant…

« Elles se sont faites architectes ou maçons pour construire des maternités, des écoles, des hôpitaux, reconstruire des maisons ; ingénieurs, pour trouver de l’eau, creuser des puits, aménager des toilettes ; orthopédistes et menuisiers, pour relever ceux que les mines anti-personnel avaient abattus ; juristes pour faire avancer le respect de la personne humaine, éradiquer les nouvelles formes d’esclavage, lutter contre toutes les tortures ; médecins, chirurgiens, infirmiers, pédiatres, pour soigner toutes les misères humaines, soulager les douleurs, redonner une place dans la société en réparant un visage défiguré…

« Mais on peut aider autrement encore : en organisant des circuits commerciaux différents, plus justes, qui protègent les petits producteurs, le bon produit, de la rapacité des grandes compagnies, de la grande distribution. Tout le monde est gagnant : les petits agriculteurs, les petits artisans, qui voient s’ouvrir à eux des marchés inespérés, et les consommateurs, qui achètent de la qualité et du savoir-faire : c’est le commerce équitable ; à condition de le protéger par une charte stricte, une surveillance sérieuse, un label évident, le système apparaît plutôt rassurant et satisfaisant. Attention : la contrefaçon pourrait bien tout détruire ; il y a tant d’imitateurs, de faussaires, qui voudraient profiter de ce mouvement de bonne volonté, s’enrichir en se donnant les gants de la bienfaisance.

« Bien entendu, dans cette optique, il faut créer de nouveaux circuits pour l’argent : le microcrédit, qui permet aux petites entreprises familiales de ne plus avoir recours aux prêts à taux usuraires, à la tyrannie des banques. Pour bénéficier du microcrédit, il faut développer une idée réalisable, établir un projet solide et retrousser ses manches. C’est un outil de développement qui s’adapte bien aux pays défavorisés et peut les faire accéder à un niveau de vie plus acceptable.

« Il existe aussi des associations regroupant des agriculteurs, des éleveurs, des artisans, qui mettent à la disposition de leurs collègues de pays moins favorisés leurs connaissances, le résultat de leurs recherches : en améliorant l’élevage, les cultures, les procédés, ils peuvent manger et donner à manger aux autres. Et cela dans le respect des traditions locales. C’est possible, j’en ai des exemples.

«  Madame, je vous prie de me pardonner, je me suis vraiment attardée sur l’entraide entre les hommes. C’est très important, évidemment. Mais pour autant, je ne négligerai pas les autres formes de la Vie, sinon mon plaidoyer serait déséquilibré, et mes efforts, vains.

« Beaucoup d’organisations se sont tournées vers le monde animal. On a enfin pris conscience que la souffrance animale existe bel et bien, n’en déplaise à Malebranche, qu’il faut en tenir compte et essayer d’y remédier. C’est là qu’on touche au plus près la biodiversité et les périls immenses qu’elle affronte de plus en plus. Il faut un arsenal législatif efficace pour protéger des animaux qui ne peuvent se défendre. Quand je pense que le Code civil français a décrété, cette année seulement, qu’un animal domestique n’est plus un bien meuble, mais un être vivant doué de sensibilité. Il a fallu attendre une loi promulguée en 2014 pour y arriver ! Quelle victoire ! La faune sauvage a du souci à se faire !

« Les animaux sauvages ont le malheur – et le grand tort peut-être – d’avoir une fourrure superbe, des défenses en ivoire, un cuir idéal pour les canapés, un aileron que d’aucuns adorent manger en soupe, des écailles d’une grande beauté, une corne admirable, des plumes joliment colorées, des glandes si parfumées… Ajoutez-y la médecine extrême-orientale qui ne veut soigner qu’avec des produits issus de la faune sauvage, des os de tigre, per exemple, ou de la bile d’ours. Que feront-ils lorsque ces animaux auront disparu ? Se laisseront-ils mourir ?

« Tout cela représente un marché considérable qui brasse des milliards de dollars. Alors, même si quelques états essayent de lutter, le braconnage est effroyable : les animaux souffrent affreusement dans les pièges qui les mutilent, qui les étranglent, qui les empoisonnent, et ils disparaissent à un rythme accéléré. Des hommes de bonne volonté, gardes forestiers, naturalistes, scientifiques, vétérinaires, documentalistes… arpentent le terrain, surveillent et photographient sans cesse, luttent interminablement, en dépit des représailles, des affrontements armés. Il y a tant d’argent à gagner !

« Heureusement, les amis des animaux sont regroupés en puissantes organisations qui se battent corps à corps contre les assassins, les braconniers, les chasseurs de baleines, les tueurs de bébés phoques… Mais ils ne peuvent s’attaquer aux donneurs d’ordre, aux lobbies intraitables qui se cachent derrière leurs banques et leurs actions en Bourse.

« Les mouvements de sauvegarde, assistés des scientifiques, ont trouvé une parade, pas très satisfaisante hélas ! les parcs naturels, qui n’ont plus de naturel que le nom, protégés par des gardes armés, des barbelés, du grillage, des tours de guet. Sans cela, c’est le massacre à la Kalachnikov ! Les vétérinaires constatent les dégâts ; des enquêtes sont menées, la justice saisie, les coupables subalternes arrêtés et jugés, mais pas ceux qui les payent pour se procurer un trophée…

« Les parcs naturels sont rentables : les touristes viennent en masse y prendre un bain de vie sauvage, et les animaux les regardent, eux qui sont bien surveillés. Est-ce encore la vie sauvage, la vie qui leur convient ? Après le parc naturel, ce qui les attend, c’est le zoo, le jardin d’acclimatation, bref, une prison plus petite.

« Heureusement, grâce aux organisations humanitaires, il existe une autre solution, plus lente, plus coûteuse aussi, mais plus efficace sur le long terme : l’instruction, l’éducation des enfants. Pour les parents, c’est un peu trop tard. Les enfants, eux, aiment qu’on leur fasse connaître leur propre environnement, qu’on leur explique la vie qui les entoure, qu’on leur décode le comportement des animaux, les beautés qu’ils côtoient ! Ce seront eux les meilleurs gardiens des animaux, et aussi des arbres et des fleurs. Et je ne serais pas étonnée s’ils éduquaient leurs parents.

« Rien n’est encore vraiment perdu, mais il faut rester très vigilant, faire attention à la provenance de ce qu’on désire acheter, se renseigner, se documenter, c’est la meilleure politique, la plus efficace. La protection de la faune sauvage, sur tous les continents, est notre affaire à tous, à vous, à moi.

« Aimons-nous les uns les autres ! »

« Ce puissant message nous intime de parler pour ceux qui n’ont pas de voix, de dénoncer clairement les souffrances inutiles, les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques quels qu’ils soient, même si une tradition cruelle les pérennise.

« Nos animaux domestiques nous côtoient et nous nourrissent, nous aident dans nos travaux, nous habillent et nous adoucissent la vie. Est-ce faire preuve de sensiblerie que de réclamer pour eux le respect de leur nature, de leurs besoins, de leur vie ? Si je voulais être cynique, je dirais qu’un animal convenablement traité produit plus qu’un animal considéré comme une machine, comme une unité de production. N’oubliez jamais, les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité, c’est la loi qui le dit, enfin !

« Madame la Mort, si vous êtes témoin de conduites inacceptables à l’encontre d’un ou de plusieurs animaux, il existe une fondation remarquablement active, qui mettra tout en œuvre pour faire cesser ces pratiques, saisir la police, les tribunaux, se porter partie civile, et obtenir enfin justice et réparations. Madame, j’en connais une autre, remarquable elle aussi, qui protège les animaux d’élevage et leur construit une ferme agréable où les éclopés, les abandonnés, les maltraités, les laissés-pour-compte, peuvent mener une vie tranquille et sécurisée.

« Ne me demandez pas, s’il vous plaît, s’il existe une association qui protège les poux, les puces, les moustiques, et autres insectes piqueurs. Non, il n’y en a pas, ils savent très bien se protéger tout seuls et pullulent malgré les insecticides ! Par contre, des organisations s’occupent des reptiles, des crocodiles, des caïmans, des gavials, et même des serpents venimeux, des varans… sinon, ils auraient disparu. Pourtant, le serpent fait partie de notre monde depuis toujours, lisez-donc la Bible !

« J’en arrive à la protection du monde végétal. C’est un problème considérable. Des chercheurs ont réussi à démontrer que les plantes peuvent exprimer de la souffrance, une certaine forme d’entraide, de la jalousie, du bien-être… Mais c’en est encore à un stade très expérimental. On se rend compte qu’une plante va mal quand elle végète, s’étiole et meurt. Tenter de communiquer avec un végétal réclame une forte dose d’empathie et, pour beaucoup, parler aux plantes, leur faire écouter de la musique, relève d’une douce folie. Personnellement, je ne sais que dire, sinon que je parle gentiment à mes plantes en les soignant, et que je les garde longtemps belles et florissantes, sauf quand je suis malade et n’ai plus la force de m’en occuper convenablement.

« Alors, vous dire que des associations vont se créer pour elles, c’est peu vraisemblable. Par contre, lutter contre la déforestation incontrôlable, qui dévaste d’immenses forêts primaires, protéger des espaces naturels fragiles, des sites où se développent des plantes rares ou exceptionnelles, interdire la dévastation des lieux humides et de leur flore spéciale, des pelouses calcaires et de leurs orchidées, et même des déserts, c’est le travail des organisations qui s’occupent de l’environnement. Par exemple, le tracé d’une autoroute ne doit pas saccager le milieu où vit, se reproduit une espèce végétale particulière, comme il ne doit pas expulser une espèce animale de son lieu d’origine. Et les associations sont capables de bloquer un chantier jusqu’à ce qu’elles obtiennent satisfaction. Avec du temps, du courage et de la persévérance, on peut sauver un oiseau, une fleur, un bouquet d’arbres.

« Avec leurs airs farfelus parfois, et leurs outrances, les écologistes nous ont souvent rappelé à l’ordre naturel. Le Larzac peut les remercier, lui qui a gardé son caractère, ses sites et ses plantes grâce à leurs bruyantes manifestations. Mais les puissances d’argent sont bien plus fortes qu’un bataillon entier de C.R.S. Et laisser Monsanto et ses collègues agir impunément représente un tel danger qu’on ne doit pas les laisser perpétrer leurs manigances. Sinon, nous enterrerons définitivement la flore sauvage sous la pollution des O.G.M. Faudra-t-il un jour cultiver les espaces naturels comme un jardin de banlieue ?

« Madame la Mort, je plaide pour la Vie dans son unicité. La même force vitale irrigue les hommes, les animaux, les végétaux et les relie les uns aux autres, c’est la forme qui change. Attenter à l’intégrité d’une de ces formes, c’est se suicider, tout simplement. Blesser un animal revient presque à tuer un homme. Déprogrammer, reprogrammer à notre idée les végétaux nourriciers, c’est nous mutiler nous-même et, à long terme nous condamner à la maladie et au désastre. Nous limitons dangereusement les variétés de céréales, des légumes et des fruits, donc la biodiversité végétale, par souci de rentabilité. Quelque part, les scientifiques ont pris conscience de préparer des lendemains qui déchantent : donc, ils parcourent le monde pour se procurer les graines et les semences des petites variétés locales qui avaient su s’adapter, ensuite, ils les abritent soigneusement dan des conservatoires spécialement étudiés pour que ces plantes vivrières demeurent disponibles si besoin est. C’est ainsi que le Liban a récupéré ses cèdres, que la guerre avait fait disparaître brutalement. Des botanistes aidés d’amateurs gourmets regroupent les variétés anciennes d’arbres fruitiers dans des vergers où ils peuvent prospérer. J’espère qu’ils y ont planté les mirabelliers ancienne formule : leurs mirabelles étaient somptueuses. Malheureusement l’architecture de l’arbre ne correspondant pas aux desiderata  des machines agricoles, trembleuses et secoueuses, on a modifié sa structure : voilà pourquoi, madame, vos mirabelles ne sont plus aussi goûteuses. Pour une lorraine, c’est grave !

« Pourtant, des alarmes retentissent un peu partout. Les prairies naturelles disparaissent peu à peu. À présent, on cultive l’herbe des champs, cette herbe qui avait conquis le monde depuis la disparition des dinosaures et qui nourrissait tant d’êtres vivants. Conduite calamiteuse pour les oiseaux et les insectes, dont il ne reste que le souvenir, et pour les petites fleurs des champs que les vaches broutaient en rêvant. L’homme a transformé ce milieu vivant et bourdonnant en désert vert. Parallèlement, on veut claquemurer les vaches dans des H.L.M. Cherchez l’erreur !

« Et ainsi, de dérive en dérive, on concilie l’inconciliable, on bâtit des fermes industrielles : une étable de mille vaches, par exemple, ou un poulailler de deux-cent-cinquante mille  volailles ! Vous me répondrez qu’on entasse bien les hommes dans les cités-dortoir criminogènes. Pourquoi pas les animaux ? Comme ils vont être heureux, tous en boite. Marier la ferme et l’industrie, quel beau couple ! Vivement qu’ils divorcent !

« Et puis, il y a les abeilles ! Elles sont en première ligne pour souffrir de nos dérèglements. Elles meurent en masse, et nous ne nous posons pas la question essentielle : pouvons-nous vivre dans un monde sans abeilles ? Certains apiculteurs sont revenus aux pratiques anciennes, et leurs essaims sont vigoureux et abondants. Il faudrait certainement les imiter, pour le bien des abeilles et pour le nôtre.

« On en arrive ainsi au pire – j’ose à peine l’écrire tant c’est monstrueux – ce nouveau leitmotiv : le droit à l’enfant. Je déteste ces termes, je préfère parler du droit de l’enfant. Le droit à l’enfant n’existe pas : c’est l’expression d’un égoïsme inacceptable, d’un désir de possession effréné. Réduire le ventre maternel en esclavage, c’est déjà impardonnable ! Mais la question se pose : si le produit de ce ventre ne correspond pas aux attentes de l’acheteur, que fera-t-on de l’enfant ? Porter plainte pour malfaçon ? Dénoncer un contrat ? Réclamer des dommages et intérêts pour préjudice moral ?  Et l’enfant au milieu de tout cela ? Que deviendra-t-il ? On ne pourra pas le noyer comme un chaton, tout de même !... Mon cœur se brise et ma raison vacille.

« J’entends sonner le glas de notre humanité, de nos sentiments les plus élevés, de l’amour, en un mot !

« À la grande table de la condition humaine, c’est la Vie, et elle seule, qui distribue les cartes. Grand ou petit, belle ou laide, homosexuel ou hétéro, malade ou bien-portant, il faut jouer notre partie avec le jeu qu’on a reçu. Évidemment, on peut jouer gros jeu, relever des bancos, faire tapis, ou se coucher si l’on n’a plus de courage. Mais il est formellement interdit de supprimer les règles du jeu, de les torturer pour, dans un orgueil insensé, en manigancer d’autres, de biseauter les cartes, de mentir sur la donne. Cela s’appelle tricher : si l’on triche, ce n’est pas le goudron ni les plumes qui attendent, mais l’angoisse, le désespoir et la mort.

« Que faut-il penser de tout ce que vous avez détaillé, Madame, de tout ce que je vous ai énuméré ? Principalement que l’orgueil est le crime capital par excellence : notre orgueil, si nous n’y prenons garde, nous conduira aux pires extrémités, jusqu’à notre propre déchéance. L’égoïsme et l’indifférence le suivent de très près, accélérant le décomposition des sociétés, des individus qui les composent. Sans négliger la folle volonté de posséder : plus d’argent, plus de pouvoir, plus de biens… Quand on en arrive à vouloir posséder un être humain, il ne reste plus rien d’humain, qu’un désert, sans limites ni fin.

« Dans cette affaire, nul n’est absolument mauvais, ni parfaitement innocent. En réalité, nous sommes tous responsables du monde dans lequel nous vivons. Nous ne pouvons absolument pas nier qu’à notre échelle, dans notre groupe social, dans notre milieu professionnel, notre cellule familiale, nous devions assumer nos choix, ainsi que leurs conséquences. Et pour les citoyens que nous sommes, nos modes de vie pèsent sur le bien-être de tous et, par ricochets successifs, sur toute l’humanité.

« C’est cela, la grande leçon qu’il faut tirer de tout ce qui précède : nous sommes indissociablement reliés les uns aux autres, même si cela ne nous plaît guère. Et plus encore nous dépendons les uns des autres, et de notre environnement animal et végétal.

« Il nous importe donc de prendre grand soin de nous-mêmes, d’autrui, des animaux et des végétaux ! La solidarité n’est pas une bonne œuvre à pratiquer quand nous aurons le temps : c’est une démarche essentielle, une absolue nécessité qui nous concerne tous. Et, Madame la Mort, si vous venez, à votre heure, chercher une âme, une autre prendra sa place dans la ronde. Et la farandole de la Vie continuera à tourner, avec l’amour pour guide et pour moteur.

« Voilà, Madame la Mort, ce que je voulais vous répondre. J’ai été franche et sincère, certes, trop longue, assurément. Vous comprenez maintenant pourquoi on satirise les avocats en les appelant des bavards. J’ai essayé, avec mes pauvres moyens, d’être le guetteur qui attend l’aurore, le veilleur qui se tient à l’écoute, le crieur qui lance l’alarme. Puissé-je avoir été digne de cette mission… Je vous remercie de votre attention. »

Je me tus, et le silence s’installa. Je regardais la Mort, plongée dans ses réflexions, tandis que défilaient devant mes yeux des images en rangs serrés, et, surtout, les images des enfants. Les enfants aux petites mains déjà calleuses, tissant des tapis à l’infini, pétrissant l’argile et moulant des briques inlassablement, se faufilant dans les étroits boyaux des mines creusés à la mesure de leurs corps menus, vendant leurs charmes enfantins dans les rues inhumaines de nos villes vicieuses… Les enfants, tous les enfants bafoués, humiliés, exploités… Je voyais les vieillards solitaires dont la parole devenait inaudible. Je voyais les animaux se tranformer lentement en machines. Et je voyais le terre, ma terre, gavée d’engrais chimiques, abreuvée de pesticides, gorgée de produits phytosanitaires, se stériliser peu à peu et mourir à petit feu.

« Aimez-vous les uns les autres ! »

Oui, je préfère admirer l’équipe médicale réparant un cœur malade, l’infirmière berçant un bébé qu’on alimente, l’aide-soignante qui soutient une femme défaillante ? Je préfère regarder le jeune instituteur faisant la classe, le professeur aidant l’élève à comprendre son cours, le formateur apprenant le bon geste, la bonne attitude à son apprenti. Je préfère contempler ces femmes qui s’occupent affectueusement de pauvres bébés primates orphelins : je préfère accompagner cette femme au cœur chaleureux qui sauve les éléphanteaux, mourant à côté de leur mère assassinée et mutilée pour son ivoire ? Je préfère suivre le geste sûr du semeur qui ensemence la terre, du maraîcher qui repique des légumes, de l’éleveur qui distribue du fourrage et des graines… Et j’admirerai toujours le tracé du sillon, prometteur de belles récoltes et de bonne nourriture. Je préférerai toujours tous ceux qui luttent pour que la Vie triomphe, qu’elle sorte des tombeaux où on a voulu l’enfermer, et qu’elle brille de toute sa beauté.

Soudain, j’entendis :

« Ma petite, es-tu fatiguée ? Dors-tu ? Tu as fermé les yeux. »

« Non, je ne dors pas, j’essayais de récapituler tout ce que j’ai oublié, tout ce que je n’ai pas su exprimer… C’est un travail pénible… »
« Mon amie – car tu demeures mon amie, n’est-ce-pas ? – j’ai beaucoup réfléchi à tout ce que tu as exposé, et je reviens sur ma demande d’une discrétion absolue. J’ai compris qu’il faut, au contraire, manifester nos craintes, étaler au grand jour nos effrois, publier partout nos révoltes communes. Peut-être qu’un jour quelqu’un réfléchira. Moi, je ne peux rien faire : je ne peux pas tenir une conférence de presse, paraître à la télévision, convoquer les journalistes pour une interview, ils n’en reviendraient jamais !

« Alors je te le demande instamment, toi et ton cœur si tendre, auriez-vous le courage d’écrire la relation exhaustive de notre conversation ? Je t’en prie, il est très important que le monde connaisse les pensées de la Mort. Et il ne me déplairait pas de donner un coup de main à la Vie !

« Oui, ma petite, je sais que tu écris. Tu écris de jolies petites histoires tendres et cruelles à la fois. Je le sais, parce que je les lis par-dessus ton épaule, en même temps que tu les rédiges. Je n’y comprends pas grand ’chose : tu fais appel à toutes sortes de sentiments qui me sont étrangers. Mais j’apprécie ton style, les images que tu dépeins, ainsi que les petites énigmes et les aventures que tu proposes à tes héros. Vraiment, tes histoires me font plaisir et me délassent l’esprit.

« Voilà pourquoi j’insiste encore pour que tu relates tout ce que nous nous sommes dits. C’est ton devoir, tu le sais bien et, toutes les deux, nous aurons fait ce que nous pouvons, de notre mieux.

« Pour te remercier, je te le promets, je viendrai te chercher quand tu n’auras plus rien à dire, quand tu n’auras plus rien à raconter, à ce moment-là seulement. Quand ton crayon agile restera inerte sur la page blanche, quand le bonheur du conte se sera éteint en toi, j’arriverai, je te prendrai la main, et je t’emmènerai doucement avec moi, mon amie… »

Un long silence, mélancolique et doux, nous réunit, une rêverie que la Mort rompit en s’écriant :

« J’ai bien compris ce que tu voulais dire. Mais tu te promènes dans un domaine que je ne connais pas : les sentiments. Je ne comprendrai jamais vraiment ce que cela signifie. Et je peux te l’affirmer : les sentiments compliquent tout, et j’aime autant ne rien éprouver de semblable ; mon métier me deviendrait vite insupportable ; je préfère rester insensible.

« C’est ce qui nous divise fondamentalement : je ne ressens rien, je suis aussi froide qu’un iceberg, à part cette amitié que je te porte et que je ne m’explique pas, et toi tu ne peux vivre sans amour ni amitié. Mais, vois-tu, quelque part, nous sommes complémentaires. C’est ce qui m’a permis de retrouver mon calme, ma tranquillité coutumière »

La Mort me regarda avec un sourire en coin, et me dit encore :

« Je vois qu’une question te traverse l’esprit. Nous sommes amies, t’en souviens-tu ? Dis-moi, de quoi s’agit-il ? »

« Madame, c’est ma curiosité qui me titille. Vous êtes si belle, si élégante, votre robe vous sied si parfaitement… Mais elle est bien sombre. Pourquoi ne pas l’égayer un peu avec un diamant rare, une gemme inconnue, un cristal étincelant, des perles soyeuses ? Vous devez pouvoir choisir ce que vous voulez ? »

« Ma petite, je n’aime pas les bijoux ! Les pierres précieuses sont salies par tout le sang qu’elles ont coûté, leur éclat est éteint par toutes les larmes qu’elles ont fait verser. Et, dans la beauté de l’or et de l’argent, je ne vois que la peine et la sueur des mineurs exténués.

« J’aimerais me parer de joyaux plus merveilleux encore : un esprit allègre comme l’eau du torrent, une âme pure comme le cristal, un cœur chaud comme la lave ardente. Malheureusement, entre mes doigts ces sublimes bijoux se ternissent et se fanent, comme certaines peaux font mourir les perles. Je refuse de ressembler à Kali qui n’a rien trouvé de mieux qu’un collier de crânes, ce que je trouve hideux. Alors, j’aime mieux ne rien porter du tout. Et toi, aimes-tu les bijoux ? »

« Bien sûr, j’aime les contempler, admirer leur eau, leur éclat, faire scintiller leur couleur : c’est un régal pour les yeux. Mais les porter, c’est une autre affaire : je suis trop petite, pas assez élégante. Je ressemblerais à un âne chargé de reliques ! »

« Tu as réussi à me faire rire ! Décidemment, je t’aime bien, tu sais. Tout de même, tu dois bien avoir un petit vice, cherche bien… »

« Naturellement, j’en ai un. J’aime, non, j’adore les parfums, les senteurs, toutes les bonnes odeurs, depuis l’arôme de la tarte aux pommes qui cuit jusqu’aux essences rares élaborées par les grands parfumeurs. C’est plus fort que moi, mon nez me guide vers la rose largement épanouie, vers les feuilles de groseilliers qu’on froisse entre les doigts, sous les grands arbres qui dispensent leur senteur verte acidulée… »

« Ah ! Cela fait du bien de parler un peu entre filles ! Mais il va falloir que je regagne mon bureau ! Le jour se lève, c’est le moment de se quitter, de partir. Mais je reviendrai, sois en sûre ? Et nous parlerons encore. Au revoir, ma petite, fais attention à toi.

Elle disparut dans un envol de jupe.

J’entendis alors :

 

 « Maman, tu as encore dormi dans ton fauteuil ! Tu n’es pas raisonnable ! »

« Nicole, tu ne t’es pas couchée, c’est insensé, à ton âge, de te conduire aussi stupidement. Tu vas te sentir très fatiguée ! »

« Mamy, tu nous attendais ? Que c’est gentil, mais tu  vas être malade ! »

Ma vie me reprenait. Je retrouvais ma place dans la ronde, et c’était bien ainsi.

 

 

 

 

 

 

  Achevé le 10 octobre 2014

 

 

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