Le conte de la Pivoine

Publié le par Dolorosa

 

 

 

Le conte de la Pivoine

 

Il m’attendait, dans une boîte sublimement décorée, qui m’a fait rêver à un royaume enchanté, à un roi grand, beau et tendre, à une reine douce aux yeux de violette, à un palais extraordinaire. Alors, j’ai ouvert la boîte.

Le conte s’est envolé, mais le parfum était là, délicat, charmeur, envoûtant, qui m’a ramenée dans le jardin de mon enfance, près du massif de pivoines roses.

 
C’était magique. Merci.

 

 

 

 

 

 

Le conte de la Pivoine

 

Il était une fois un immense royaume, très riche, très puissant, malheureusement disparu depuis longtemps, mais nullement oublié : il est devenu une légende.

Ce royaume était extraordinaire : la misère, les mendiants, y étaient inconnus. Chaque sujet du roi disposait de son logis ; chacun mangeait à sa faim, deux fois par jour ; chacun exerçait un métier qui lui plaisait. Tout le monde était content, très heureux, et tous bénissaient le roi et la reine.

Le roi gouvernait ses états avec sagesse, prudence et bonté. Ce roi était un pacifiste convaincu : il détestait la guerre qui tue les hommes et ruine les royaumes, pour rien, ou presque. Bien sûr, il avait quelques soldats aux uniformes éclatants : c’était sa garde personnelle qui paradait toujours aux grandes fêtes du royaume. Mais ce qui protégeait le mieux le roi et sa famille, c’était l’amour et le respect de ses peuples.

Le roi était un très bel homme, de haute taille, de carrure imposante. Avec ses yeux bleus remplis de feu et sa chevelure dorée comme les blés mûrs, il était si magnifique qu’on l’appelait le Roi-Soleil ! Assise à ses côtés, la reine paraissait toute menue, presque fragile. Pourtant, elle était élancée comme le grand lys blanc ; sa longue chevelure auburn, presque noire, encadrait joliment son visage au teint d’abricot. Quand ses yeux couleur de violette se posaient sur toutes et tous avec bonté, avec douceur, tout aussitôt on l’aimait, on la révérait.

Ce roi, toujours très occupé, savait se rendre disponible pour le plus grand bien de ses sujets. Sa diplomatie, très efficace, savait maintenir la paix entre les états voisins sans cesse agités de troubles et de révoltes. Et cette paix durable assurait une grande prospérité, rare en ce temps de guerres et d’instabilités.

La reine, elle, visitait les malades, s’occupait des anciens, veillait sur les enfants. Elle avait fondé des maternités et des écoles, des maisons de soins et des hôpitaux, des hospices pour les vieillards isolés. Régulièrement, elle les visitait, toujours à l’impromptu, bien sûr.

Le roi et la reine s’aimaient passionnément, et leur amour était solide comme le roc. Ils auraient pu vivre très heureux, oui. Mais, souvent, le roi était triste, et la reine allait pleurer, en cachette, dans son jardin.

Ils n’avaient pas d’enfant ! Pas de dauphin pour le royaume, pas de mignonne princesse… Pas de bébé à dorloter. Il n’y a pas de bonheur sans épines, dit-on… Mais cette épine là…

Ce jour-là, la reine avait pris son carrosse léger à deux chevaux pour aller, en compagnie de Rodolphe, son secrétaire, de son cocher et de son valet de pied, visiter un orphelinat très éloigné du palais.

Enfin arrivée, elle visita tout très minutieusement, pendant que Rodolphe prenait des notes. Remontée dans son carrosse, la reine était satisfaite : les petites filles apprenaient les mêmes leçons que les petits garçons, les enfants étaient tous en bonne santé, bien nourris, joliment habillés. Ils semblaient aussi heureux qu’on peut l’être quand on a perdu ses parents. Elle avait même rencontré un petit garçon, Fiacre, qui voulait devenir jardinier : un futur apprenti pour les jardins du palais ?

Les chevaux s’arrêtèrent brutalement : une vieille femme en haillons gisait sur la route. C’était si exceptionnel que la reine fit stopper son carrosse pour en descendre en courant.

  • « Que vous arrive-t-il, madame ? »
  • « Je suis épuisée… Je ne peux pas aller plus loin. »
  • « Montez dans ma voiture. Où voulez-vous aller ? »
  • « À la source de Sainte-Ursule, Majesté. »
  • « Alors, allons-y ! Rodolphe, aidez-moi, je vous prie. »

Ils firent monter cette pauvresse et partirent au grand galop : la source se situait carrément à l’opposé du palais, c’était loin, et les chevaux durent galoper jusqu’à l’entrée d’un petit chemin forestier cahoteux, pénible, qui devait les mener à la source de Sainte-Ursule.

La vieille femme descendit, prestement, plus lestement que la jeune reine, et considéra l’attelage épuisé et ses sauveteurs harassés.

  • « Venez tous avec moi. Les chevaux aussi ! »

La source coulait gaiement dans un petit bassin blanc. La vieille femme y fit boire les deux chevaux tremblant de fatigue. Pendant qu’ils se désaltéraient, elle sortit un verre ébréché de son sac miteux, le remplit d’eau et le tendit à la reine.

  • « Buvez tout, Majesté ! Vous en avez besoin. »

La reine but une eau fraîche, revigorante. Chacun à leur tour, ses compagnons burent aussi, à longs traits.

  • « Merci de votre bonté, noble reine. Veuillez accepter cet anneau. Ne vous en dessaisissez jamais : certes, c’est un anneau de fer tout terne, mais il n’a de pouvoir que pour vous. », dit-elle en le passant au petit doigt de la reine. Il s’y ajusta parfaitement et y brilla soudain comme l’or le plus pur.

Et puis elle s’en alla jusqu’à la source, passa derrière et disparut.

Il se faisait tard. Le soleil baissait. Le roi allait certainement s’inquiéter.

Les deux chevaux galopèrent à perdre haleine – ils brûlèrent le pavé, dit-on – si bien qu’ils n’eurent que quelques petites minutes de retard. Mais le roi marchait déjà de long en large sur le perron du palais.

  • « Enfin, vous voilà. Où étiez-vous donc ? »
  • « Plus tard, mon ami, je vous raconterai tout plus tard, sinon notre brave Justin va se désespérer, laisser brûler tous ses plats. »
  • « Vous avez raison, bien sûr. Mais Eusèbe, notre jardinier-chef, veut vous parler de toute urgence. »
  • « Bien, mon ami. Pourriez-vous faire patienter Justin ? Je ne serai pas longue. »

Le chef-jardinier attendait, un petit pot de fleur en terre cuite rouge à la main.

  • « Voyons, qu’avez-vous donc à me montrer ? »
  • « Ma reine, c’est une plante rare et précieuse qu’un voyageur étranger m’a apportée pour vous seule, ma reine. Il m’a assuré qu’avec un peu de soin, cette plante grandirait beaucoup et fleurirait en larges et grosses fleurs odorantes aux mille pétales. J’ai fait tout ce qu’il m’a prescrit pendant trois mois, et vous voyez le résultat de tous mes efforts. C’est désolant ! »

La reine regarda le petit plant rachitique, presque recroquevillé sur lui-même.

  • « Oui, c’est triste ! Mais elle a un tout petit bouton floral. Donnezla moi, je vais essayer de la remettre en forme. »
  • « C’est bien pour cela que je vous l’ai apportée ! Ma reine, sauf votre respect, vous avez la main verte. »
  • « Je les aime tant, Eusèbe. Connaissez-vous son nom ? »
  • « Non, ma reine, je sais seulement que c’est un trésor. »
  • « Je suis désolée, Eusèbe, mais je dois partir tout de suite, le roi m’attend. Au revoir, mon ami. »

Le valet qui portait déjà son grand sac, voulut porter aussi le pot minable, mais la reine ne le lâcha pas, bien au contraire, elle le serra contre elle.

Elle le tenait toujours en entrant dans la salle-à-manger et le roi haussa les sourcils.

  • « Ma douce amie, si vous désirez une plante, je vais donner l’ordre qu’on vous en apporte une autre, fraîche et jolie. Celle-là est morte. »
  • « Non, mon chéri, non, elle n’est pas morte, elle a besoin de soins. »
  • « J’avoue ne rien connaître en jardinage, mais elle est toute desséchée. Et comment s’appelle-t-elle ? »
  • « Je n’en sais rien. Elle m’a été offerte par un voyageur inconnu qui n’en a rien dit. Elle n’a pas de nom. C’est peut-être pour cela qu’elle est si triste : quand on n’a pas de nom, on n’existe pour personne. »
  • « Humm, une plante ? »
  • « Oui, mon chéri, une plante peut avoir une âme. »
  • « Bon. Bien. Mangeons, sinon Justin va s’affoler. »

Le repas était savoureux, succulent, parfait. Les deux souverains complimentèrent leur chef, tout rouge d’émotion.

La reine raconta alors au roi ses aventures

  • « La source de Sainte-Ursule. Elle existe donc vraiment ? Je croyais que ce n’était qu’une légende. »
  • « Regardez mon anneau, mon chéri. »
  • « Oui, c’est un joli bijou. Mais je ne comprends pas… »

Ils se levèrent, passèrent au salon et demandèrent au valet accouru une assiette, une carafe d’eau pure, une tisane à l’hibiscus et un petit verre de Frontignan. La reine posa son pot de fleurs sur l’assiette, y versa un peu d’eau, puis s’assit enfin sur le sofa à côté du roi amusé. Ce qu’ils se dirent, ce qu’ils firent, ne vous regarde pas, petits curieux !

Quand ils gagnèrent leur chambre, la reine tenait son pot de fleurs dans ses bras, le roi portait l’assiette et la carafe. La reine installa le pot sur un guéridon près de la fenêtre pour que la plante voie le soleil, en sente la chaleur. Elle fit sa toilette du soir et rejoignit enfin le roi déjà couché.

  • « Ma chérie, c’est vous la plus belle fleur du palais. »
  • « Flatteur », sourit-elle doucement. Elle se précipita dans ses bras tendus.

Comme elle l’aimait, son roi, qui riait de bonheur. Oui, elle l’adorait, mais elle aimait aussi cette pauvre plante infortunée.

Quand elle s’endormit enfin, elle rêva. Elle rêva d’amour et de fleurs, de son enfance joyeuse et de sa mère, trop tôt disparue.

C’est le baiser d’amour du roi qui la réveilla, juste assez pour qu’elle se blottisse contre lui qui la couvrait de petits baisers brûlants.

  • « As-tu bien dormi, ma belle de nuit ? »
  • « Oh oui ! J’ai rêvé, et c’était fabuleux ! J’ai trouvé dans mon rêve le nom de ma plante. Écoute bien :

Pi, pour Pipa, mon surnom de petite fille,

Voi, car maman jouait à cache-cache avec moi et me disait « Pipa, je te vois, Pipa, je te vois »,

Ne, pour dire à ma fleur qu’elle vient de naître, qu’elle a un nom à elle.

Pi-voi-ne. La fleur qu’on m’a donnée est une pivoine !

Tu comprends ? »

  • « Comment peux-tu la nommer ainsi, tu ne sais rien d’elle ? »
  • « Tu as raison, je sens que c’est une pivoine. Je ne sais pas pourquoi. »

Le roi sursauta soudain.

  • « Il faut que je me lève vite, j’ai rendez-vous, très tôt, d’abord avec le Grand Chancelier, ensuite avec le Grand Argentier. Tu te souviens, je veux construire un pont sur le fleuve pour faciliter les échanges entre la ville et les campagnes, pour le bien-être de tous les habitants. Je ne veux pas une passerelle, mais un pont large, solide, très sûr. Tu n’imagines pas la quantité de problèmes à résoudre et, en plus, je refuse de saccager l’environnement, la nature. Il va falloir aussi discuter le financement et çà, c’est rasoir, mais tout-à-fait obligatoire. »

Et le roi l’embrassa fougueusement.

  • « C’est souvent dur d’être roi. Je préfèrerais te garder dans mes bras. »

Et la reine soupira doucement.

  • « Je veux absolument que les piles de mon pont reposent sur le massif rocheux… Que vas-tu faire ce matin ? Oh ! Ne dis rien. Tu vas ressusciter ta pivoine, rassurer notre cuisinier, consoler notre jardinier, dire à chacun le mot qui l’encouragera, faire le geste gentil qu’il désire seulement. C’est ce qu’on attend d’une reine, bien sûr ! Mais, toi, tu as su séduire tout le palais qui ronronne d’aise comme un chat endormi au soleil. Je t’admire. Comment fais-tu ? »

« S’il te plaît, dis-moi comment séduire mon Grand Argentier ?

Et le roi tout nu se précipita vers la salle de bains. Et la reine l’écoutait s’ébrouer tel un grand cygne. Quand la porte s’ouvrit, c’est le roi qui sortit, le souverain que tous ses sujets attendaient. Le roi embrassa tendrement la reine et s’en fut vers son royaume.

Rêveuse, la reine respirait encore son léger sillage de vétiver agrémenté de citron vert, discret, et d’ambre ? de musc ? qui la firent lever d’un seul élan. La fleur ! Sa pivoine ! Elle l’attendait, elle avait besoin d’elle ! Une idée fulgurante la fit farfouiller dans son grand sac, en sortir un fabuleux flacon taillé dans un cristal de roche. Un trésor. Mais qui l’avait glissé dans son fourre-tout ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Elle y réfléchirait plus tard, elle n’avait plus le temps. Elle le déboucha, et la senteur de la forêt, le parfum de l’eau, son doux murmure, envahirent la chambre. C’était un flacon d’eau de la source de Sainte-Ursule.

Elle n’avait plus le temps. Elle trouva dans sa coiffeuse un pinceau tout neuf, sur sa table de nuit une petite coupe de cristal. Assise devant la pivoine, elle lui apprit son nom, la berça de mots tendres qu’on susurre à un bébé, l’humecta délicatement de l’eau de source. Elle caressa de son pinceau mouillé la tige amorphe, l’unique feuille toute molle, le pauvre bouton floral avachi. En lui disant et redisant son amour de mère. Et puis elle l’arrosa des gouttes d’eau qui restaient. Après un tout petit bisou, elle appela sa suivante et se dame d’atours, qui plongea en une profonde révérence.

  • « Que désire porter votre Majesté aujourd’hui ? »
  • « J’aimerais ma robe bleu de lin, avec un col et des manchettes en dentelle. Je crois qu’elle conviendra à la journée qui m’attend. »
  • « Elle est d’une grande simplicité. »
  • « C’est ce que je recherche, aujourd’hui. Et puis, c’est l’œuvre, le chef-d’œuvre devrais-je dire, de tout un village. Ils ont semé le lin, l’ont récolté, roui, tissé, teinté et cousu. Et ce sont les jeunes filles avec les aïeules qui ont réalisé les dentelles en lin blanc. C’est un cadeau merveilleux, sans prix. »
  • « Oui, elle est vraiment belle ! Mais ce n’est pas une robe de cour. »
  • « Si je la porte aujourd’hui, Madame, elle en deviendra une. S’il-vous-plaît, choisissez-moi des chaussures assorties, un petit sac-à-main à bandoulière car je dois garder les mains libres, un ou deux mouchoirs et une étole légère. Merci, chère dame. »

« Bonjour, Bathilde. J’ai une foule de choses à faire ce matin. Apprêtez-moi tout de suite, je déjeunerai après. »

  • « Bien, Madame, n’oubliez pas de vous reposer un peu. »
  • « Bathilde, j’ai déjà une ride, là. »
  • « Oh ! Non, Majesté, c’est une ridule d’expression. Faites un sourire, et vous comprendrez. Que choisissez-vous comme ligne de senteur ? »
  • « Voyons un peu… Diamant ? Reine des cœurs, ce serait parfait. Allons-y Bathilde. »

La reine était pressée. Bathilde était habile, mais…

  • « Bathilde, j’ai pris un peu de poids, on dirait. »
  • « Quelle idée, Madame ! Que dirait sa Majesté, si vous deveniez toute maigre ? »

Elle n’avait plus de temps. Soigneusement coiffée, légèrement maquillée, c’est une reine qui descendit rapidement et qui, tout en mangeant, organisa la journée du palais.

Elle convoqua son cuisinier. Il lui fallait tout d’abord préparer une collation roborative et la servir à dix heures trente précises dans le bureau du roi. « Si vous êtes infatigable, vos ministres ne le sont pas, eux. », lui avait-elle dit un jour. Il fallait prévoir un repas d’affaires pour midi environ. Le roi aimait recevoir ses collaborateurs après une matinée de travail intense. La reine demanda un repas bien équilibré, pas de plats trop lourds, pour éviter la somnolence incongrue.

Restait le soir. Une petite réception serait parfaite, une cinquantaine de convives, au plus. Et la reine lui énuméra les plats qu’il devrait servir, à partir de dix-neuf heures, quelque chose de simple, de délicieux, de gai.

Le cuisinier courut réveiller son équipe : il y avait du pain sur la planche. La reine fit venir la gouvernante du palais, la mit au courant : elle avait la charge de dresser les tables, sortir la vaisselle, l’argenterie… et la décoration des tables. Elle demanda au jardinier les fleurs nécessaires aux deux repas. Elle prévint le sommelier de choisir les vins adéquats, les lingères de tenir prêtes les nappes et les serviettes, demanda au Grand Écuyer de s’assurer de la santé de Noire Nuit et de Flèche d’Argent, ses deux chevaux préférés… Bref, elle fit tout ce qu’on attendait d’elle.

Elle devait encore s’assurer que tout serait impeccable, que les fleurs des vases seraient fraîches, et puis inviter les épouses des collaborateurs du roi, dresser le plan de table, choisir un petit cadeau pour chaque invitée, elle y tenait beaucoup…

Elle releva enfin la tête, regarda l’horloge et, brusquement, se leva sans rien dire et courut vers sa chambre. Elle y resta peu de temps et revint, l’air préoccupé. Ce manège se renouvela toutes les trois heures. Personne n’osa l’interroger : on ne questionne pas la reine. Mais, au fur et à mesure, elle devenait de plus en plus triste. Cependant, elle avait achevé tous les préparatifs, à la perfection : chacun connaissait son rôle.

À midi, quand le roi revint avec tous ses conseillers, elle venait de s’absenter. Elle revint peu après, très mélancolique, mais ne dit rien.

La journée se déroula ainsi, sans à-coups, sagement ordonnée, mais le visage de la reine se fermait, s’attristait et certains se demandaient si elle n’était pas malade. La réception avait été agréable, le cuisinier s’était surpassé, les dames étaient ravies, mais la reine ne riait pas, et son rire manquait à tous. Le dernier invité parti, la reine remercia chaleureusement tout son personnel, mais ses yeux restaient tristes.

Enfin seuls, le roi regarda la reine.

  • « Ma chérie, tu me sembles un peu lasse. »
  • « Toi aussi, et tu as les traits tirés. »
  • « Crois-moi, un pont, ça ne se construit pas tout seul ! Et persuader un Grand Argentier de financer un projet de ce calibre… À propos, ta réception était très réussie, comme le repas de midi. Merci aussi pour ta collation très simple, si agréable que mes financiers ont été impressionnés… un de mes ministres m’a chargé de te féliciter pour ton bon sens. Et puis tu m’as fameusement aidé avec ta jolie robe : tu es bien la plus belle dame de toute la cour. Pourquoi as-tu l’air si triste ? »
  • « Allons nous coucher, je crois que je suis fatiguée. »

Le roi embrassa son joli visage tout chiffonné et ils s’endormirent très vite.

La reine était anxieuse, et son anxiété la réveilla très tôt. Elle se leva tout doucement et s’approcha de sa pivoine.

La pivoine était morte durant la nuit et elle gisait toute sèche, hors du pot, sur le guéridon.

La reine s’effondra, pleura en longs sanglots qui la déchiraient toute, laissant ses pleurs tomber sur la terre brune. Sa pivoine était morte, toute seule, dans la nuit. Et la reine suffoquait : elle n’avait pas su la protéger, la soigner, la sauver. Mais pourquoi désirait-elle tant un bébé ? Elle serait incapable de s’en occuper, incapable de lui donner l’amour qu’il lui faudrait. Elle serait une mauvaise mère !

Son désir inassouvi d’enfant devenait une boule qui l’étouffait, l’anéantissait, au point qu’elle n’entendit pas le roi se lever, venir à elle. Quand elle sentit ses bras la soutenir, elle se retourna vers lui et, ruisselante de larmes lui dit, d’une voix cassée par la douleur :

  • « Mon roi bien-aimé, je n’ai pas su sauver ma pivoine. Mon amour était trop faible, impuissant. C’est pour cela que je ne peux pas avoir d’enfant, l’enfant qu’il vous faut, l’enfant dont le royaume a besoin. »
  • « Taisez-vous, ma reine adorée. »
  • « Je ne suis pas capable d’avoir un enfant de vous, que j’aime infiniment, pourtant. Il faut me répudier et… »
  • « Tais-toi, s’il-te-plaît, mon amour ! »
  • « Répudiez-moi pour une autre femme qui saura… »
  • « Tais-toi ! Mais tais-toi ! », gémit le roi, d’une voix sourde, « Tais-toi ! Ne sais-tu pas que je t’aime au-delà de tout. Ne sais-tu pas que si je suis puissant c’est à toi que je le dois, à ta force, à ton courage ? Si je suis ce que je suis, c’est grâce à toi, à toi, à ton cœur, à ton âme ? Et si j’ai toujours été heureux, c’est parce que tu m’aimes tel que je suis. Sans toi, je ne suis plus rien ! Sans ton amour, je n’existe plus ! Et si tu m’aimes vraiment, oublies ces horribles idées. Si je perds ton amour, je… je… »

La voix du roi s’étrangla, il se tut et pleura.

  • « Pleure, si ça te soulage, je pleurerai avec toi… »

Le roi la serra si fort, si fort, qu’elle en cessa de pleurer.

Ils restèrent longtemps enlacés ! Et puis le roi laissa son regard errer sur ce maudit pot de fleur, et sursauta violemment : de tout petits points rouges bosselaient la terre unie. Il regarda mieux, tendit son attention : il s’agissait en fait de très petits bourgeons rouge sang qui perçaient la terre, dans la lumière du petit matin. Serait-ce enfin la pivoine qui naissait ? Et l’autre, la morte, ne serait-elle qu’une usurpatrice ? Une herbe folle qui avait cru pouvoir prendre la place de la vraie pivoine ? Ces pousses rouges étaient assez extraordinaires pour être les siennes.

Le roi ne dit rien à la reine. C’est elle qui devait voir ce phénomène la première. Il la prit dans ses bras, la porta jusqu’à leur lit défait, l’allongea et la recouvrit de chaudes couvertures. Épuisée, elle semblait dormir. Il s’allongea contre elle, la réchauffa, et, la réchauffant, s’endormit aussi.

Le brillant soleil du matin éveilla le roi qui se glissa hors du lit et courut vers le guéridon. Les minuscules bourgeons avaient déjà grossi et il découvrit une petite tige. Cette pivoine poussait à une allure vertigineuse. Et puis, normalement, les plantes sont vertes, évidemment. Mais celle-là était rouge sang ! Une peur, vague, le fit frissonner et il ne réveilla pas la reine.

La lumière fit ouvrir les yeux de la belle endormie. Alors le roi la porta jusqu’au guéridon. Elle observa attentivement l’intérieur du pot, mais ne bougea pas, ne dit rien. Le roi lui dit alors que la pivoine poussait vraiment et qu’elle avait besoin d’elle. Sans dire un mot, la reine répandit sur les étranges bourgeons rouges un peu d’eau de source.

On grattait à la porte et le roi alla ouvrir.

  • « Bonjour, Bathilde. La reine est souffrante, ce matin. Elle doit se reposer encore un peu. »
  • « Sire, Madame a beaucoup travaillé, hier ! C’est un coup de fatigue. Ce n’est pas grave. Je vais lui donner un bon bain parfumé à la rose de Mai. Elle adore cette odeur. Puis je lui ferai un massage complet, lui laverai les cheveux, lui masserai la tête. Vous verrez, Sire, elle retrouvera sa gaîté, n’ayez crainte. »

La pivoine se portait très bien et ses tiges, il y en avait quatorze, surplombaient le guéridon. À peu près remise, la reine arrosa encore un peu la pivoine et s’allongea pour une sieste délicieuse. Elle se leva enfin et appela le jardinier.

  • « Eusèbe, venez vite, avec votre plus vaste pot de fleurs, et un grand sac de votre meilleure terre. »

Le jardinier regarda cette extraordinaire plante rouge et resta coi. Il ne savait qu’en penser, mais dit à la reine :

  • « Ma reine, votre pivoine est un phénomène. Je ne sais pas ce que vous avez fait, mais elle est superbe. »
  • « Je n’ai fait que l’arroser un peu, vous savez. »
  • « En tous cas, elle ne peut rester ici : il lui faut de l’air frais, un vent léger et du soleil. Je vous suggère de l’installer dans l’avant-cour des jardins royaux, et de le faire tant qu’elle est encore transportable. »

La reine sourit mélancoliquement. Les pivoines sont comme les enfants qui grandissent entre leurs parents. Et puis, une fois adultes, ils s’en vont, ils quittent leurs parents pour aller vivre leur vie.

La vie avait repris son cours. Mais plus rien n’était vraiment pareil. Le palais vivait au rythme de la pivoine, et la pivoine resplendissait, régnait sur tous les cœurs. Installée en grande pompe dans l’avant-cour, bien exposée, elle buissonnait généreusement. Elle avait encore grandi, ses hautes tiges demeuraient rouges mais ses innombrables feuilles en forme de lance étaient devenues vertes, d’un vert profond et doux, marbré d’argent. La reine découvrit d’énormes boutons de fleurs bien refermés sur leur trésor. Et il y en avait quatorze ! Le soleil, l’air très doux et l’eau du ciel les firent grossir, grossir jusqu’à ce qu’ils se craquèlent et révélèrent enfin leur couleur : rose tendre, blanc de neige, rouge passionné ! Corsetées par leurs sépales vert doux…

… et puis… et puis, sous les yeux de la reine et du roi accouru, naquit la première fleur rose doux, énorme, aussi large et ronde qu’une assiette, une fleur inimaginable aux mille et mille pétales ébouriffés qu’une brise coquine s’amusait à emmêler et démêler. Et mieux encore, elle exhalait un parfum délicat, prodigieux, qui parlait de bonheur, d’amour et de paradis.

Tout le monde voulait admirer cette merveille, et l’avant-cour ne désemplissait pas. La reine et le roi étaient heureux. Le roi décida de créer l’ « Ordre de la Pivoine », qui récompenserait les jardiniers méritants. Puis il offrit à ses peuples une fête grandiose, la fête de la Pivoine, ouvrant son palais aux admirateurs de la fleur.

La mode était à la pivoine. La reine portait une robe rose pivoine. Sur son grand habit de cérémonie, le roi arborait le grand cordon de l’Ordre de la Pivoine. On chantait la pivoine, on dansait la pivoine. Les poètes la rimèrent. La fête fut un succès exceptionnel.

Mais quand le Grand Chambellan annonça qu’une seconde fleur allait naître, ce fut du délire. Tout le monde se précipita pour assister à l’événement, le roi et la reine en tête, entourés de leurs gardes, tant la foule était dense. La reine fit patienter les enfants et tous ceux qui l’étaient encore en faisant distribuer des gâteaux blancs en forme de fleur et des sucreries roses et rouges.

Et le miracle eut lieu. Cette fois, la fleur était gigantesque, blanche comme lys. La foule criait sa joie et la reine, toute pâle, saisie de joie et d’un peu de jalousie, se laissa aller dans les bras du roi, évanouie.

Vite, vite, le roi courut, la portant jusqu’à ses appartements, pendant que ses gardes couraient derrière lui. La vieille nounou de la reine s’interposa, envoya le roi dans le couloir et examina la reine.

La jeune reine revint vite à elle et entendit :

  • « Pipa, tu es enceinte, tu attends un enfant, ma belle. »

Elle pleurait d’émotion pendant qu’on allait chercher le roi qui tournait en rond dans son couloir.

Quand il entendit la nouvelle, il tomba assis sur le lit où la reine se reposait, rit de joie, pleura de bonheur, embrassa la reine avec une délicatesse infinie. Puis le roi courut au grand balcon d’honneur annoncer la nouvelle à tous ses sujets. Il y eut tout d’abord un profond silence. Et puis des cris de joie, des rires, des exclamations répétées se répondirent. Là ce fut un vrai délire : les inconnus s’embrassaient, se félicitaient, se congratulaient, célébraient l’enfant à naître et la pivoine. Jamais le royaume n’avait connu pareille félicité !

Et puis, d’un commun accord, ils quittèrent tous la place du palais, pour laisser reposer leur reine, mais, ils firent la fête toute la nuit dans la ville et les faubourgs, partout.

À la nuit tombante, le roi emmena la reine dans l’avant-cour admirer leur pivoine. Se croyant seuls, ils se disaient de tendres mots d’amour, quand ils découvrirent un jeune homme en contemplation devant la pivoine, assis sur ses talons.

Il leur déclara :

  • « Je voulais savourer, dans le silence, le parfum de ces fleurs extravagantes. Je voulais m’en imprégner pour tenter de le recréer dans mon laboratoire : je suis parfumeur, spécialisé dans les parfums des fleurs et des arbres. Mais j’ai vite compris que je n’en serais pas capable, que ça m’était impossible. La nature est inégalable. Et puis, je me refuse à toucher un seul de leurs pétales, à salir cette beauté sublime. Je ne veux pas les blesser en leur prenant leur âme.

« Peut-être, un jour, dans un futur lointain, pourra-t-on le faire sans tuer une fleur…

 

 

Nicole Le Roux

Vandœuvre-lès-Nancy

Le 15 décembre 2019

 

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