Petite fable monstrueuse

Publié le par Dolorosa

Petite fable monstrueuse

 

Les apparences… Ce ne sont bien souvent que des illusions. Et juger sur les apparences, c’est ignorer le trésor que chacun porte en soi.

Ce n’est pas Pervenche qui me contredira. Elle a beaucoup souffert de son apparence, au point de refuser ce qu’elle est bel et bien.

Le seul remède, c’est arriver à rire de son apparence.

Vous qui n’êtes pas un monstre, y arriverez-vous ?

Il était une fois, sous d’autres cieux,… Non, nous ne sommes pas dans un conte, mais dans une histoire, une histoire authentique, véridique, hélas !

Il y a donc très longtemps sous d’autres cieux, en d’autres temps, existait un pays lointain que seuls connaissent de rares géographes chenus, ou d’antiques historiens vieillis dans leurs grimoires, ou alors, peut-être, à la rigueur, un vieux géologue amateur de curiosités. Dans ce pays aujourd’hui disparu, englouti par les sables du temps, vivait paisiblement un petit peuple d’artisans et de paysans ; ils habitaient une immense oasis, vaste comme une province, si fertile que les récoltes les nourrissaient à peu près tous. Ce fait mérite d’être noté.

Ce peuple n’a laissé aucun souvenir notable : pas de haut-fait remarquable, aucune victoire éclatante : ils détestaient la guerre, lui préféraient la paix et, par conséquent, n’avaient pas d’Histoire.

Ils étaient donc heureux autant qu’on peut l’être en ce bas monde. Mais, il y a toujours un mais, ils avaient un problème, plus qu’un point noir, un gros problème, que dis-je ? un gigantesque problème, un problème de quinze tonnes dans le meilleur des cas. Car, à la bonne saison, ce problème grossissait encore.

Ce problème leur gâchait la vie, les aveuglait si bien qu’ils ne pouvaient plus penser qu’à lui, les rendait sourds à toute autre plainte, à tout autre gémissement. Au point qu’ils ne pouvaient plus se rencontrer sans l’évoquer longuement.

Ce problème avait des dimensions considérables, hors toute norme : haut comme un immeuble, long comme trois maisons alignées et lourd, à tel point qu’il fallait bien composer avec lui.

Qui était-il ? C’est une excellente question. Nul n’en savait trop rien… Les uns estimaient qu’il pouvait s’agir d’un dinosaure qui avait survécu à la Grande Extinction. D’autres qu’il leur avait été envoyé par la Providence pour les punir de leurs fautes. Certains le voyaient comme une des bêtes décrites dans l’Apocalypse, d’autres parlaient d’un ancien dieu irascible, en colère. Bref, personne n’en savait rien.

Tout ce qu’on peut faire, c’est le décrire. Il était doté d’une toute petite tête, éclairée par de beaux yeux doux de gazelle, juchée sur un long cou serpentiforme, flexible et gracieux. À la naissance du cou, au niveau des épaules, deux petites pattes, ridiculement courtes et pour tout dire inutilisables, malgré la serre qui les terminait, se dressaient au-dessus d’un long corps massif, épais, éléphantesque. Le tout était soutenu par deux pattes imposantes terminées par une serre géante et redoutable. Sans oublier le ventre, ballonné, énorme, distendu, boursouflé par les œdèmes, ce ventre-là ne se laissait pas oublier. Le dos était délicatement orné en son milieu, de la tête à la queue, d’une crête en larges dents de scie, remarquable. Sa queue ressemblait à ce que les marins appellent le « chat à neuf queues ». Ce monstre possédait un pelage au poil ras comme celui des chevaux, du joli brun-roux des châtaignes quand on les extrait de leur bogue. La crête était mordorée, de ce mordoré qui animait l’ensemble de sa robe, sans oublier son ventre d’un charmant beige légèrement doré, qui le mettait si bien en évidence.

Voilà le portrait fidèle du problème. Quant à son caractère, les habitants n’auraient rien pu en dire : dès qu’ils l’apercevaient, ils fuyaient à toutes jambes ! Ils reconnaissaient tout de même qu’il était végétarien, qu’il ne se manifestait guère, essayant toujours de se cacher, de rester invisible, pour ne pas dire inexistant : dans son cas, un vrai challenge !

C’est sûr, les habitants avaient peur du montre, mais ils avaient fini par se faire une raison : le désert, qui les enserrait inexorablement, ne leur laissait pas le choix : cohabiter avec le montre ou le chasser dans le désert, où il connaitrait une fin atroce. Pour les pacifistes convaincus qu’ils étaient, c’était inenvisageable !

Mais le monstre était malade, il souffrait abominablement : il était atteint de Furia ventris irritabilissimi spasmodique, irrépressible, inévitable, apocalyptique, et nauséabonde aussi, répugnante, infecte au plus haut point. Quand la crise le torturait, le pauvre monstre se salissait, salissait tout autour de lui, et se sentait dégoûtant : alors, il gémissait, allait se cacher et se lavait, lavait et relavait…

Les habitants, eux, étaient bien obligés de subir les effets de cette maladie, et c’était une véritable catastrophe : la grosse bête se soulageait là où elle se trouvait, sans rien pouvoir choisir, car elle ne pouvait plus marcher.

Quant aux habitants, dès qu’ils entendaient les premiers borborygmes, ils courraient chercher un bagage préparé à l’avance et s’enfuyaient sans plus attendre chez leurs amis. Quitte à leur rendre la pareille quand le besoin s’en ferait sentir !

Il suffisait de rester à l’abri une journée, pour que le vent ait chassé les remugles malodorants. Quand ils rentraient à la maison, il fallait nettoyer à grande eau, récurer au jet, savonner les taches rebelles, sécher soigneusement les meubles et les parquets, passer une couche de cire d’abeille et astiquer un peu, pour se retrouver chez soi. Il fallait également rendre les rues à leur fonction première de rues et non d’égouts. Et si l’on était maniaque, on repeignait la maison de couleurs tendres, pourquoi pas ?

Voilà des gens bien vertueux, n’est-ce pas ? Certes, mais ils y trouvaient leur bénéfice. Ils s’étaient aperçu que les jardins et les champs, arrosés de cette manière particulière, atteignaient soudain une productivité sans exemple dans le monde : les légumes, qu’ils soient à feuilles ou à racines, devenaient géants, leur saveur extraordinaire et même succulente. Les céréales donnaient du cent pour un, et les moissons étaient toujours exceptionnelles. Et les fleurs, les fleurs elles-mêmes étaient plus colorées, plus parfumées ; leur délicieux pollen réjouissait les abeilles.

Qui veut la fin veut les moyens, dit-on. Alors, ils s’accommodaient sans trop rechigner, bon gré, mal gré, des inconvénients. D’ailleurs, ils y avaient gagné le titre de villages les plus coquets du monde !

Seul, un petit garçon, un rêveur nommé Joachim, regardait le monstre avec intérêt. Il aimait toutes les bêtes, sans exception, et voulait les protéger. Il estimait que le monstre méritait qu’on s’occupe de lui. Plus facile à dire qu’à faire ! Le monstre était timide, ne se laissait pas approcher, essayant toujours de cacher sa masse incroyable, en vain, naturellement !

Après quelques tentatives, la petit garçon lui dit :

-« Je suis un petit garçon. Je me nomme Joachim. Et toi, quel est ton nom ? »

-« Mes parents m’ont donné le prénom de Pervenche, car je suis une demoiselle, et que ma mère lisait des romans d’amour. C’est un très joli prénom, mais je le porte très mal : il faudrait que je sois belle, à la taille fine, aux yeux bleus, mais… »

-« Je crois que tu te trompes, ce prénom est très doux, et tu as des yeux si tendres, Pervenche, qu’il te convient tout-à-fait. »

-« Vois-tu, Joachim, je souffre de mon physique : je suis trop grande, trop grosse, malade et laide à faire peur, aussi, et… »

-« Pervenche, n’oublies pas qui tu es. Quoi que tu fasses, tu ne pourras jamais changer de peau. N’essayes pas de nous ressembler. Vis-à-vis de toi, nous sommes trop petits, nos pattes trop courtes et notre nez trop long ! »

-« Joachim, c’est un sujet qui fait souffrir, pourquoi ris-tu ? »

-« Ma petite Pervenche, il vaut mieux rire de ce qu’on ne peut changer, sinon ce seront les autres qui ricaneront !»

-« Alors, Joachim, crois-tu que j’arriverais à embellir mon apparence ? Je voudrais ne plus faire peur ! »

-« Attends un peu, je réfléchis ! Quand ma maman voulait se faire belle, elle mettait un joli chapeau. »

-« Un quoi ? »

-« Un chapeau, on se le met sur la tête. C’est censé vous rendre plus beau, plus élégant. »

Pervenche se tut. Elle avait soudain l’air affairé de qui a oublié le gaz sous la casserole.

Quand Joachim la revit, il eut le plus grand mal à garder son sérieux ! Elle avait mis sur sa tête le vieux chapeau de paille cabossé, décoré de fausses cerises qui ornait l’épouvantail du grand champ.

-« Tu as vu Joachim, j’ai suivi ton conseil, et j’ai accepté le chapeau qu’un vieux monsieur tout raide qui ne bougeait pas, m’offrait gentiment. C’était vraiment très aimable, est-ce pas ? »

-« Pervenche, si tu veux encore soigner te tenue, tu pourrais aussi porter du parfum,  et… »

-« Du parfum, qu’est-ce que c’est ? Ça ressemble à un chapeau ? »

-« Non, Pervenche, le parfum, on le trouve dans de tout petits flacons. Plus le flacon est petit, plus le parfum est précieux. Et le parfum, ça sent très bon ! »

Quand ils se revirent, Joachim failli tomber à la renverse. Pervenche s’approchait de lui au milieu d’un nuage dense, asphyxiant qui le saisissait à la gorge.

-« Pervenche, c’est immonde, cette odeur ! Où as-tu été pêcher cette horreur ? »

-« Mon parfum est plutôt réussi, tu ne trouves pas ? J’ai fait un mélange, comme les grands parfumeurs : naphtaline et patchouli avec de l’essence de térébenthine pour corser le tout ! C’est renversant, n’est-ce pas ? »

-« Tu l’as dit : j’en suis tout retourné ! »

-« Moi, je le trouve frais et subtil. J’adore cette fragrance ! »

-« Des goûts et de couleurs… Mais n’en mets pas autant ! »

-« Joachim, j’aurais encore besoin de tes merveilleux conseils. Je voudrais bien restructurer mon corps… Tu vois à quoi je fais allusion ? »

-« Oui, mais moi, je n’y connais rien. Va plutôt voir un médecin : il saura te dire tout ce qu’il faut faire ! »

Une semaine plus tard :

-« Alors ? »

-« J’ai été voir le médecin, et j’ai eu la peur de ma vie ! Si tu savais, il était tout habillé en blanc ! »

-« Et alors ? C’est normal ! »

-« Pour moi, le blanc, c’est le signe de la mort. J’ai eu si peur que je tremblais comme une feuille, la maison du docteur aussi, et je crois que le tuiles sont tombées du toit ! »

-« Eh bien ! Pervenche, il va se souvenir de toi ! »

-« Bref, il a été rassurant et très attentionné. Il m’a donné l’adresse d’une nutritionniste ! »

-« Tu y a été ? »

-« J’en viens. Elle aussi était habillée en blanc ! C’est une manie, tout ce blanc, et c’est angoissant. C’est une jolie dame, juste ce que je voudrais être : vive, allègre, souriante, et menue aussi, avec les cheveux blonds et les yeux clairs… Mon rêve !... »

-« Ne rêve pas trop, Pervenche !... »

-« Oui, bon. Ce qui n’est plus du rêve, c’est le régime qu’elle m’a prescrit. Je suis déjà végétarienne, tu sais, je ne change donc pas mes aliments. Mais, les jours pairs, je ne dois manger que les tiges et les nervures, et les jours impairs, la partie verte. C’est vraiment bizarre, tu vois ! »

-« Tous les régimes sont un peu étranges, je crois… »

-« Cela me pose un problème : il va me falloir des lunettes grossissantes, pour ne pas me tromper… et aussi un calendrier pour repérer les jours. Et imagine un peu le travail : il me faut cinq cents kilos de feuilles par jour ; je vais savoir à quoi occuper mes journées. »

-« Ne t’affoles pas, je te donnerai un coup de main. À deux, ce sera plus rigolo ! »

-« Tu feras bien attention de ne pas mélanger les nervures et le vert : ce serait nocif, toxique même, si je mangeais tout en même temps m’a dit la nutritionniste ! »

-« OK ! Au boulot ! »

Le lendemain matin, Pervenche semblait abattue.

-« Tu en fais une tête, Pervenche. Ton régime ne te convient pas ? »

-« Non, c’est juste que j’ai été voir le kinésithérapeute… »

-« Et alors ? »

-« Il m’a expliqué que ce serait très difficile, voire impossible, qu’il faudrait une patience d’ange, que j’avais trop attendu… Il a juste promis d’essayer de réduire les œdèmes de mon ventre, qu’il prendrait une décision en fonction des résultats ! J’aurais dû me méfier : il porte une blouse blanche, lui aussi, mais très courte, il doit me cacher quelque chose, c’est sûr… »

-« Voyons, Pervenche, en voilà de drôles d’idées !... »

-« Tu sais, Joachim, j’ai appris par expérience qu’il faut se méfier de tout pour survivre. »

Les jours s’écoulaient paisiblement, mais un matin, Pervenche se réveilla patraque, la tête lui tournait et elle titubait, ce qui était dangereux pour tout le monde. On dut l’hospitaliser, mais dans un hôpital vétérinaire pour avoir assez de place pour la soigner.

Joachim l’accompagna, tentant de la rassurer.

-« Pervenche, tu vas à l’hôpital pour te soigner. Tu verras, ce n’est pas douloureux. Le médecin t’auscultera, c’est absolument indolore. Il te posera des questions pour mieux savoir ce dont tu souffres, et non par curiosité : ce n’est pas un journaliste en mal de scoop, même si ses questions te semblent étranges ou gênantes. Ensuite, ce seront les infirmières qui te prendront en charge. Les infirmières seront en quelque sorte tes anges gardiens. Elles se chargeront de tout, et toi, tu t’occuperas de recouvrer la santé. Elles feront même ton lit, tu verras. L’hôpital ne pourrait pas fonctionner sans les infirmières, ça, je le sais, j’ai déjà été à l’hôpital. »

-« Mon Dieu, c’était grave ? »

-« Mais non ! On a ôté mes amygdales qui m’empêchaient de respirer normalement. On m’a endormi, attends, non, ates… non, anesthésié. Je n’ai pas eu mal, après, j’ai eu de la glace, je me suis bien régalé ! »

 -« Ah bon ! Et les infirmières, elles sont toujours en blanc ? »

-« Bien sûr. C’est obligatoire. Le blanc veut dire propreté, pureté ; à l’hôpital, on chasse tout ce qui peut donner des maladies. Le blanc, c’est ta sécurité.  Écoute, dis-toi que les infirmières ressemblent à un nuage de papillons blancs, à une volée d’oiseaux blancs pépiant et riant ! »

À peine arrivée, Pervenche fut mise au lit et perfusée. Ensuite, l’infirmière lui intima l’ordre de ne plus bouger, et le pauvre monstre n’osait plus guère respirer. Mais elle était effrayée.

-« Joachim, mon lit est trop étroit, et je déborde de partout : j’ai peur de tomber. Et puis il est trop haut, je n’arrive pas à y glisser mes pattes. Et puis il est trop court, et ma crête me fait mal au dos. Et j’ai demandé à suivre mon régime ; ils n’ont pas accepté, car ils manquent de personnel ! »

-« Voyons, Pervenche, as-tu déjà dormi dans un lit ? »

-« Non, d’accord ! Mais ce n’est pas du tout agréable ! C’est même très stressant. Comment faites-vous pour vous y trouver bien ? »

« Dis-moi, toi qui a déjà été à l’hôpital, te manquait-il quelque chose quand tu en es sorti ? »

-« N…on, mais je ne vois pas ce que tu veux dire... »

-« Ils m’ont pris mes constantes. Je ne savais pas que j’en avais ! Qu’est-ce que c’est ? Ah ! Et puis j’ai voulu savoir ce qu’on me perfusait. On m’a répondu :

« C’est le médecin qui sait ! »

Moi aussi, je voudrais bien savoir ! »

Un peu plus tard, en fin de matinée :

-« Alors, Pervenche, tu as changé de chambre ? »

-« Oui, c’est à cause du prélèvement urinaire… »

-« Hein ! Je ne vois pas… »

-« Écoute : une charmante infirmière m’a tout bien expliqué le protocole. J’ai donc fait ma petite toilette, tu sais ce que c’est bien sûr. Pour le prélèvement, elle m’a apporté un tout petit godet. J’ai bien essayé de m’expliquer, mais elle m’a affirmé que c’était le protocole. J’aurais préféré une grande lessiveuse avec deux anses pour la porter. Ce fut une catastrophe. J’étais toute mouillée, le lit transformé en baignoire, et une énorme mare sur le sol… J’étais morte de honte ! »

-« Et qu’ont-ils fait ensuite ? »

-« Ils m’ont fait lever avec beaucoup de peine, m’ont douchée  et séchée, mais comme ils n’avaient pas assez de serviettes, ils ont utilisé un appareil qui souffle de l’air chaud. C’était agréable ! »

-« Et pour tout le reste ? »

-« Ils ont appelé les pompiers qui sont arrivés avec une grande pompe aspirante, ils ont jeté tout le couchage à la poubelle, puis ils ont lessivé toute la chambre, et le lit aussi, et branché la décontamination. Ils étaient drôlement habillés, on aurait dit des cosmonautes. »

-« Pas d’autres ennuis ? »

-« Non… À part le laboratoire qui ne voulait pas analyser mon sang parce qu’il est vert clair et non pas rouge. C’est fou l’importance des couleurs dans cette histoire ! »

Fatiguée, Pervenche s’était assoupie. Joachim s’en alla vaquer à ses affaires. Quand il revint, Pervenche s’était réveillée. Très nerveuse, elle semblait surexcitée, incapable de fixer son attention. Elle parlait sans cesse sur un ton monocorde, décalé, et ses paroles devenaient incompréhensibles. Elle devenait incohérente et véhémente aussi ! »

Penché sur elle, Joachim se dit qu’elle avait changé, mais ne pouvait dire en quoi. Et puis soudain, il comprit. Elle grossissait à vue d’œil, elle grossissait régulièrement ; sa peau commençait à se distendre et ses traits se boursoufflaient. Sur la balance, elle accusait une tonne et demie de trop !

Effrayé, Joachim appela une infirmière qui s’approcha et devint subitement toute pâle : elle se précipita dans le bureau du médecin. Le docteur sortit très vite pour consulter les feuilles de surveillance, les graphiques des constantes, l’ordonnance de prescription et les résultats des analyses. Puis il regarda enfin sa malade qui se perdait dans ses délires. Il donna l’ordre de cesser au plus vite toute prescription et de laisser Pervenche dormir tranquillement.

Cette décision était fort sage, et Pervenche s’en trouva très bien. Tout de même, elle mit un certain temps pour digérer tout ce qu’on lui avait fait subir à l’hôpital : le seul résultat notable, c’est qu’elle avait fini par admettre le blanc !

Et ce fut enfin le printemps. Il revenait avec son aimable cortège de fleurs aux délicates couleurs, de buissons débordant de parfums, d’oisillons pépiant dans tous les nids. C’était la grande fête du renouveau. La lumière, revenue plus éclatante et plus douce encore, jouait sur les atours dont la nature s’était parée pour célébrer sa renaissance.

 Quel joli temps que le temps des amours printanières, le temps des premières audaces, du premier baiser parfois. Mais il ne dure pas longtemps, juste le temps d’un sourire, d’un soupir, d’un air de guitare… et puis l’été et ses ardeurs vont prendre sa place.

Mais il reviendra, ce temps béni, il reviendra l’année prochaine, et, cette fois, ne le laissez pas passer !

C’est ce que se disait Pervenche, qui se sentait mélancolique sans raison, rieuse sans savoir pourquoi ; elle avait envie de danser et de chanter, sans savoir comment. Elle sentait le vent léger effleurer son pelage, caresser les jeunes pousses des fleurs, et les boutons duveteux des grands arbres.

Elle rencontra inopinément Joachim qui la regarda avec stupéfaction. Elle avançait sur lui d’un pas dansant, un peu chaloupé, évitant tout juste de l’écraser. Éberlué, il la vit continuer sur sa lancée, stopper brutalement pour se porter à sa rencontre.

Ils se saluèrent.

-« Pervenche, tu as l’air bizarre aujourd’hui. Tu vas bien ? »

Elle piqua un fard qui la fit ressembler à un incendie.

-« Mon petit Joachim, je me sens très bien. Mais j’ai du vague à l’âme… »

Elle ne pouvait pas avouer qu’elle se sentait romantique : avec ses quinze tonnes, ce serait plutôt ridicule, quoiqu’un peu touchant.

-« Oh ! », « s’écria Joachim, tu es amoureuse. Quand ça arrive à mon grand frère, il a le même air que toi. »

-« Voyons, Joachim, que me dis-tu là ? De qui veux-tu que je tombe amoureuse ? Je suis bien trop grosse, beaucoup trop laide aussi, pour cela ! »

-« Papa m’a dit un jour « l’Amour va où il veut ; il se pose sur le cœur de qui il veut ». Tu en es là, Pervenche. »

Pervenche rougit, fit un faux-pas et manqua s’étaler de tout son long dans une flaque.

-« Mais qui pourrait jamais m’aimer ? » songea Pervenche.

-« Mais qui pourrait-elle jamais aimer ? » se demanda Joachim.

Pervenche reprit sa promenade. D’humeur flâneuse, elle ne se pressait pas, prenant le temps d’admirer les féeries que lui offrait le printemps. Elle eut soudain conscience qu’un pas léger s’accordait au sien, cessant quand elle s’arrêtait, reprenant quand elle repartait. Pas de doute, on la suivait ! C’était la première fois, et elle ne savait trop que faire. Elle décida donc de jeter un coup d’œil en arrière, discrètement, grâce à la souplesse de son long cou.

Ce qu’elle vit la surprit beaucoup et la flatta aussi, au point qu’elle oublia où elle se trouvait et faillit percuter un arbre tricentenaire au tronc considérable. Elle frémit, se rendant compte qu’elle avait failli déraciner un ancêtre !

 Comme son suiveur allait plus lentement, Pervenche prit la situation en main : elle obliqua sur sa gauche comme pour emprunter le chemin adjacent, se retourna brusquement pour se retrouver museau à bec avec un inconnu.

C’était un bel inconnu, d’une élégance rare dans un costume gris cendré rehaussé de plumes noires du plus bel effet. Ses pattes, longues et fines, se paraient d’un ravissant jaune coquille d’œuf, comme son bec qu’il portait long et effilé. Il était beau, indubitablement.

Sa petite tête fière, s’éclairait de deux yeux vifs et brillant de curiosité, surmontés par d’épais sourcils de plumes noires ; elles entouraient toute se tête et se rejoignaient sur la nuque en deux plumets magnifiques, longs et recourbés vers le bas. Cette huppe extraordinaire équilibrait sa tête et son long cou gracile. Il se déplaçait avec une grande noblesse, une distinction toute aristocratique.

Son regard sombre, attentif, se promenait sur le pelage de Pervenche, la faisant rougir, baisser les yeux, tant on y lisait l’admiration sincère.

Très intimidés tous les deux, ils ne savaient quelle contenance adopter. Il pensa, enfin, à se présenter : il était un héron cendré, il habitait avec ses parents dans la prairie humide qui longe la rivière.

Puis, dans le même élan, ils commencèrent à se parler, à s’exprimer, s’expliquer, se raconter, se confier enfin. Un petit vent fripon emporta avec lui tous leurs secrets.

On aurait pu rêver d’un couple mieux assorti ! Pour Pervenche, il aurait fallu qu’elle rencontre une baleine bleue, et qu’elle accepte de quitter les eaux glaciales du Pôle Sud. Ou alors Pervenche aurait dû accepter de barboter toute sa vie durant dans les eaux glacées de l’Océan Arctique. Et elle qui ne savait pas nager !

Quant à son bel ami, le héron cendré, il aurait pu tomber amoureux d’une belle oiselle proche de sa famille. Mais voilà : il avait su découvrir toute la beauté que Pervenche cachait si bien tout au fond de son âme. Peut-être aussi avait-il trouvé en elle ce qu’il recherchait, ce qui lui manquait.

Voilà un beau happy-end, n’est-ce pas ? Un monstre, pas si monstrueux que ça après tout, qui tombe amoureux de l’oiseau bleu, dans une version gris-cendré, c’est réconfortant. Chacun finit par trouver sa chacune, à condition de se donner un peu de peine. Et l’amour a  toujours un petit tour dans son carquois.

 

Mais, attention ! Tout cela n’est peut-être qu’une histoire !

 

Achevé à Neuves-Maisons

le 14/10/2015.

 

 

Crédits : http://turbulus.com/coloriages/oiseaux/393-heron

 

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