LE DIABLE S’AMUSE

Publié le par Dolorosa

LE DIABLE S’AMUSE
ou : Les petits jeux du Diable
 
Que peut-on faire quand on est le diable en chef et qu’on s’ennuie en enfer ?
J’ai tenté de répondre à cette grave question : fasse le ciel qu’il ne lui prenne jamais envie de venir se distraire et se divertir à Nancy. C’est tout le mal que je vous souhaite, cher ami lecteur.
De la part d’un tout petit diablotin qui a tout vu !
La grande infestation
La canicule
Les incendies spontanés
Les pluies acides
Le bruit
Les mites géantes
La famine
La folie
La maladie des pierres
Naissance d’un point chaud
Plus tard, ce dixième jour
Entre chien et loup, le dixième jour
 
 LE DIABLE S’AMUSE ou : Les petits jeux du Diable
 
 
et
ÉPILOGUE
 
Quelques mots…quelques lignes… Le jour s’éteint, la nuit descend… Ma vie s’éteint, la mort arrive, enfin… La mort, je l’attends depuis si longtemps…depuis que j’ai regardé l’inconcevable, souffert l’insupportable. À présent, je me désole, interminablement. Les images que je vois, les bruits que j’entends toujours, me consument à petit feu…
Je suis un témoin, un voyeur devrais-je dire. Depuis ma tour-observatoire, j’ai tout vu, tout regardé, et je veux témoigner. J’ai déjà essayé : juste après la catastrophe, je m’étais assez remis pour rédiger un rapport détaillé et précis de tous les événements.
 
Personne ne m’a cru. Personne !
 
On m’a prouvé, cartes à l’appui, que la ville dont je décrivais le martyre n’existait pas, n’avait jamais existé, qu’à cet endroit s’étendait un désert, absolument stérile. On m’a conseillé du repos, des vacances…j’avais l’air si épuisé… On m’a même mis en garde : je ne devais plus colporter de telles horreurs !
Je n’avais pas de preuves. C’est vrai. L’angoisse, l’épouvante m’avaient plongé dans une catatonie telle que j’ai tout oublié. Oublié que mon observatoire pouvait tout filmer, tout enregistrer. Je ne pouvais pas présenter ce genre de preuve ; je n’étais pas crédible… Et pourquoi n’avais-je pas appelé les secours ? Nul ne me comprenait…
Tous me regardaient avec suspicion, avec inquiétude aussi. Alors, je suis parti.
Je suis parti, et j’ai pris mes congés universitaires. Je me suis reposé, oui, terré dans ma petite maison sous les arbres. J’ai brûlé mon manuscrit, mais on ne peut pas brûler ses souvenirs !
Mais pourquoi décrire encore ces atrocités ? Par  désir de me confier, de faire partager mon fardeau ? En guise d’avertissement ? Par lâcheté, peut-être, je suis à bout de courage ? Je ne sais pas. Peut-être dans un ultime effort pour retrouver ma vie d’avant ?
Ma vie d’avant, tranquille, studieuse, toute occupée par mes amis les oiseaux. Du plus loin que je me souvienne, je les ai toujours aimés, observés, dessinés, photographiés, enregistrés… École, collège, lycée, j’ai travaillé d’arrache-pied, je voulais entrer à l’université, me consacrer à les connaître mieux, à les apprécier plus et mieux.
J’y suis parvenu. J’étais un chercheur en ornithologie ! Mon professeur m’a affecté à de longues recherches sur les passereaux dans une tour observatoire en plein champ, dans la campagne un peu au-delà de la ville. Elle était dotée de tous les instruments indispensables à mes travaux. Grâce à leur puissance, à leur précision, j’ai réussi à élaborer une base de données, avec mon ordinateur connecté à mon laboratoire. C’était passionnant !
J’allais régulièrement à la faculté diriger des travaux pratiques quand je rencontrai Viola, ma Viola, l’amour de ma vie. Accordez-moi le plaisir de vous la dépeindre.
Elle avait l’élégance du grand cygne blanc, et le charme pénétrant de la mésange bleue, la finesse déliée de l’hirondelle ou du martinet, la délicatesse de l’alouette, la beauté de la colombe, la séduction du merle. Sa voix mélodieuse m’évoquait le chant d’amour du rossignol, et je l’aimais, je l’aimais… Mon Dieu, que je l’aime !
Je ne suis pas un prince charmant, loin de là, mais elle m’a souri, si délicatement, elle m’a aimé.
Viola étudiait la botanique, comme moi l’ornithologie. Par passion ! Elle se consacrait à l’étude des petites fleurs des champs, si petites qu’on ne les voit guère, comme moi aux petits oiseaux de nos régions, qui peuvent paraître si ternes. Elle détestait les fleurs coupées gisant dans leur vase, et dont on adore la beauté agonisante, comme moi je ne supportais pas les oiseaux en cage, prisonniers qui sanglotent leur liberté perdue en chants sublimes si touchants !
Cette année-là, je fus nommé assistant. Viola et moi, nous nous sommes fiancés. Ce dimanche du mois de  mai était magique, inoubliable ! Nous étions si heureux, que notre bonheur éblouissait nos deux familles : elles se sont racontés leur chronique familiale.
La mère de Viola expliqua que sa fille était si gracieuse, si délicate, qu’elle avait voulu lui donner le nom d’une fleur à sa ressemblance, mignonne et discrète.
Ma mère, elle, voulut absolument raconter à Viola une anecdote assez intrigante. J’étais alors un tout petit bébé, et maman voulut m’abriter de la canicule ambiante. Elle me déposa sous la moustiquaire de mon landau et m’installa sous le grand chêne aux oiseaux. Accablée de chaleur, elle somnolait, quand, tout à coup, s’éleva un chant d’une magnificence exquise : sur le guidon de mon landau, un merveilleux oiseau au plumage bleu étincelant, chantait, chantait à cœur perdu ; sa mélodie était si envoûtante, si enivrante, que ma mère en pleura. Moi, je souriais dans mon sommeil.
L’oiseau lança un dernier trille et s’envola, à jamais. Maman m’avait décrit cet oiseau fabuleux avec tant de précision que je voulus le trouver : j’eus beau fouiller, feuilleter tous mes cours, mes livres, mes encyclopédies, chercher sur internet, partout, je ne l’ai pas déniché. Je ne l’ai plus jamais revu. Ma petite sœur riait et disait :
-« C’est l’oiseau bleu, celui de mes contes ! C’est un oiseau-fée. Il t’apporte le bonheur ! »
Voilà ma vie d’avant… Ma vie… Ma vraie vie…
Le lundi suivant nos fiançailles, j’avais regagné mon observatoire avant l’aube, car les oiseaux se lèvent tôt. J’avais le cœur si plein d’amour que je voulus revoir encore ma Viola. Je réglai mes jumelles à très longue portée et les braquai sur la ville, sa maison, sa fenêtre…
Qu’avais-je donc fait là ? Je vis Viola étendue sur son lit, si pâle, si inerte, sans vie. À son chevet, ses parents, enlacés, sanglotaient en se tenant les mains.
Anéanti, les yeux desséchés de douleur je vérifiai fébrilement mes réglages, et je pus contempler à nouveau ma fiancée morte, morte sans moi. Tétanisé, immobilisé par une paralysie incoercible, je gardai les yeux rivés à l’oculaire, comme un voyeur, un voyeur misérable, impuissant.
J’ai tout vu, et ma mémoire exercée à tout retenu. Tout ce que j’ai décrit, je l’ai vu, vécu, tout en me murmurant :
-« Viola, au moins, tu n’as pas subi ces atrocités ! »
Et moi, j’ai survécu, comme j’ai pu, une existence en apparence normale. J’étais devenu chagrin, taciturne, renfrogné… Mais je peux vous certifier que j’ai voulu être un bon professeur, aussi à l’écoute de mes étudiants qu’à celle des oiseaux, mes seuls amis.
Je vous remercie de votre attention.
 
La grande infestation
 
Le joyeux soleil de mai inondait la ville enfin réveillée. Sa fraîche lumière vernissait les tuiles et les ardoises des toits ; elle caressait les ruines de l’arc de triomphe de Constantin. Elle précisait les flèches et les tours de la cathédrale gothique, ciselant les statues, les bas-reliefs et les motifs sculptés. Les gargouilles à la grimace grotesque en paraissaient plus affreuses encore.
Attiré par la douceur de l’air, le vieux bedeau de la cathédrale, Stanislas Descroix, un peu ébloui, s’arrêta sur le parvis. Dans les parterres, les fleurs printanières lui présentaient un véritable feu d’artifice : tulipes rivalisant de pétales charnus, brillamment colorés, sensuellement épanouis ; pâquerettes et muscaris offrant leurs charmes de porcelaine ancienne ; pensées étalant leur robe de cour en un menuet immobile. En arrière-plan, les arbustes fusaient en jaune vibrant, comme les cuivres d’un orchestre symphonique.
Émerveillé, le bedeau récita quelques vers que saint François d’Assise avait consacrés à la beauté de la création.
À petits pas, le bedeau gagna la rue piétonnière. Par hasard, ou par gourmandise, son regard se posa sur la devanture de la plus belle pâtisserie de la ville. Avec un hoquet de dégoût, il vit la vitrine cristalline souillée par de grosses mouches noires aux ailes métallisées de vert et de bleu. Elles bourdonnaient victorieusement, et c’était encore plus immonde : ces mouches aiment se poser sur les viandes en putréfaction, les cadavres en décomposition…
 
Rassemblés sur le trot­toir, les clients, au comble de l’exaspération, hurlaient au scandale alimentaire, aux périls sanitaires, exigeaient des remboursements, des dom­mages et intérêts. Et les pâtissiers, désemparés, affolés, s’efforçaient de chasser leurs dangereuses locataires. Sans succès…
Pour le bedeau, c’était un premier signe. Sentant une nausée le gagner, il décida d’inspecter la ville.
Arrivé au jet d’eau du musée, il découvrit, sur la margelle, d’impor-tantes colonies de moustiques : ils vibri-onnaient comme on claironne !  Au pre­mier regard le bedeau reconnut le dangereux moustique tigre, le vecteur idéal de tant d’épidémies mortelles. Ce second signe était plus inquiétant encore…et la peur s’ajouta à son dégoût, la peur des maladies terrifiantes véhiculées par ces moustiques.
Son instinct en alerte, le bedeau se retourna brusquement et aperçut six rats noirs, de belle taille, sortant de la bouche d’égout voisine. Leurs yeux rouges brillaient de convoitise. Le rat noir ! Encore un tueur de masse qui s’était illustré au cours des siècles. Le bedeau savait tout cela ; un frisson d’effroi le parcourut. C’était le troisième signe !
Le quatrième ne se fit pas attendre. Le bedeau, alarmé, regarda les arbres de la place : ils étaient beaux, sauf un qui paraissait souffrir d’empoisonnement. Quatre énormes araignées noires, hideuses, au venin mortel, se tenaient aux fourches de ses branches ; elles y tissaient une toile monstrueuse, en agitant des pates velues  angoissantes. C’était le quatrième signe, et peut-être le pire !
Mais ce qui terrorisa le pauvre bedeau, ce fut le clin d’œil salace, infernal de cruauté, que lui adressèrent  les gargouilles narquoi­ses !
Le bedeau avait reconnu tous les signes, la grande infestation s’était déjà implantée solidement dans la ville ! Il fallait agir, mais il n’était pas un homme d’action… Il lui manquait l’aide de son ami dominicain, Dom Bonaventure. Certes, il était très malade, impotent et ne pouvait plus quitter sa chambre. Mais son esprit alerte, son intelligence pénétrante, son immense érudition faisaient de lui un allié précieux.
Stanislas Descroix se hâtait, aiguillonné par les menaces pesant sur la ville. Il arrivait enfin à l’hémicycle du palais des Dauphins quand, brutalement, il sentit une mâchoire de fer géante, chauffée à blanc, crever sa poitrine, briser ses côtes, et mordre son cœur qui éclata sous la violence du choc. Son cœur innocent résista encore un peu, juste le temps qu’il fallait pour que son âme, sa belle âme d’homme intègre, s’envole, libre, libre comme l’alouette au lever du jour.
Il s’effondra lente­ment, à quatre pattes, face contre terre, dans une posture obscène et dérisoire. Puis il mourut enfin.
Alertée par des touristes, l’ambulance arriva, écartant les curieux à coups de sirène et de gyrophare. Les deux infirmiers s’approchèrent, pendant que la police achevait de photographier la scène.
-« Je n’ai jamais vu un visage aussi défiguré ! Sa mort a dû être cruelle ! Il a eu le temps de la voir venir ! »
-« Mais c’est monsieur Descroix, le bedeau de la cathédrale ! Je le connais bien. C’est un petit monsieur adorable, discret et charmant ! Il m’a fait visiter sa cathédrale. C’était un érudit… Que lui a-t-on donc fait ? Je ne peux pas regarder ! »
-« Mon Dieu ! On dirait qu’on lui a arraché le cœur ! Quelle horreur ! Pauvre homme ! Excuse-moi, je me sens mal !... »
Plutôt pâlots, les infirmiers se ressaisirent, rendant sa dignité à ce triste cadavre.
Les policiers leur succé­dèrent pour les constatations d’usage. Devant un tel cadavre, personne n’osait parler.
Le légiste se redressa et le commissaire lui demanda :
-« Heure présumée du décès ? »
-« Dix-sept heures, commissaire. »
Ils s’en allaient quand un inspecteur déboula :
-« Chef ! Chef ! On a découvert un autre meurtre : c’est la copie conforme de celui-là, jusqu’aux petits détails ; c’est la même procédure ! Le hic, c’est que le médecin légiste nous affirme qu’il a été aussi commis à dix-sept heures ! La victime est un très vieux moine, paralysé : on a dû le mettre à quatre pattes après sa mort… J’ai son adresse : sept rue du Jolibois, rez-de-chaussée, à droite, chef ! »
-« Pas d’erreur dans l’horaire ? »
-« Non, chef ! »
Le commissaire soupira :
-« Voilà que les assassins se dédoublent, maintenant. Fichu métier ! »
Venait de commencer ce qu’un journaliste en mal de célébrité, appela « Decadus horribilis ».
Pendant ce temps, à quelque distance,…
Le petit port de pêche ronronnait sous le délicieux soleil de mai. Quelques bateaux se reposaient de leur nuit de travail, pendant que les pêcheurs ramendaient leurs filets. La mer était constellée de voiles blanches : yachts imposants à l’acajou et aux cuivres rutilants, trimarans s’entraînant à manœuvrer, trois-mâts en escale inattendue, une ou deux barques anciennes avec leurs rames, canots à moteurs traçant leur sillage d’écume en remorquant un skieur virevoltant et toute une volée de petits « Vauriens » joueurs.
Il faisait si bon, on était si bien qu’une foule de promeneurs avaient quitté la ville, se répandant sur le quai et dans les rues avoisinantes. S’y mêlaient de nombreux touristes, venus goûter aux charmes de la vie provinciale. C’était l’heure du « quatre-heures » des enfants, du « tea-time » des grands.
Cette douceur de vivre idyllique fut brisée par le téléphone.
-« Allo ? Monsieur Dubonnet à l’appareil. Je suis bien aux services sanitaires municipaux ?
-« … »
-« Je suis envahi par des chauves-souris, dans ma cave à boissons fraîches. Je n’ose plus y descendre, il y en a tant ! »
-« … »
-« Oui, je suis le patron du « Joyeux marin » , un bar du port, sur le quai. »
-« … »
-« Oui, je sais tout çà, mais mes chauves-souris vien­nent d’arriver, vers midi. Elles sont énormes, plus gros­ses qu’un matou… Non, elles ne dorment pas. Elles me regardent avec des yeux rouges terrifiants, en ouvrant des gueules hérissées de crocs pointus… Oui, j’ai peur ! »
-« … »
-« Pas plus tôt ? Dites-moi comment faire pour servir mes clients, par ce grand beau ? »
-« … »
-« D’accord, mais faites vite ! »
Durant cette conversation, le capitaine du port se tracassait. À la lunette, il avait vu sur la mer un étrange point noir, comme un gros nuage noir posé sur l’eau. Il ne savait qu’en penser, se sentait légèrement inquiet.
Et puis, il y avait les oiseaux : les cormorans, les goélands, les mouettes et tous les oiseaux de mer, que leur arrivait-il ce matin ? Ils se comportaient tous bizarrement. Les oiseaux, il les voyait toute la journée ! Mais il ne les avait jamais vus s’élever haut dans le ciel, s’arrêter comme s’ils s’étaient cognés, contre un mur invisible, pourquoi pas ?, et retomber lourdement dans la mer où ils se noyaient. Les oiseaux, il les aimait, il aimait même leurs cris et leurs piaillements, et il se sentait plutôt stressé.
Pendant le goûter des enfants surgit à l’horizon proche un bateau extraordinaire. C’était une caravelle, noire de la cale au nid-de-pie, gréée de voiles noires gonflées par un vent inconnu, le vent de la mer ayant cessé de souffler pour ne pas frôler ses voiles noires. Personne à la manœuvre sur le pont ni dans les haubans, pas de pilote à la barre, pas de capitaine à la dunette.
Qu’était ce bateau ? Nul n’aurait pu le dire, mais il suscitait un frisson d’angoisse. Il était si sinistre, si funèbre, qu’on aurait cru voir arriver le vaisseau-fantôme des contes.
Arrogante, provocante, la caravelle noire entra fièrement dans le petit port, vira de bord avec une aisance déconcertante, accosta dans le plus grand silence, sans heurt, et cargua ses voiles pendant que l’amarre s’enroulait d’elle-même autour de la bitte d’amarrage.
Les promeneurs se turent peu à peu. Ils venaient de lire son nom : « No Future ». Les conversations moururent, et un silence pesant s’abattit sur le port
Appâtés par ce spectacle improvisé, tous les flâneurs refluèrent sur le quai. Il était maintenant bondé, inaccessible. Eux aussi se turent, très vite, saisis par l’ambiance glaciale.
Subitement, la caravelle abattit sa passerelle sur le bord du quai. Ce bruit, pourtant si connu, fit sursauter tous les curieux.
Peu après, tous virent la passerelle trembler sous un pas lourd, brutal, impérieux. La passerelle vibrait toujours et fortement même, mais elle était déserte, absolument déserte ! Il n’y avait personne. Personne ne descendait à terre. Où était le capitaine ? Qu’était devenu son équipage ? Où se trouvait le pilote, celui qui avait si bien accosté, dans un port  pourtant très petit pour un navire pareil ?
Inexplicablement, aucun badaud n’osait poser ces questions.
Et ce silence épais, presque palpable qui s’appesantissait sur le quai archicomble, noir de monde.
Soudain, retentirent des hurlements affreux, des cris d’atroce souffrance. La foule, médusée, vit des corps projetés haut dans les airs, comme catapultés par une force inouïe. Les uns tombèrent à la mer et s’y noyèrent, très vite. D’autres s’écrasèrent contre le parapet du quai, avec ce bruit effroyable, mat et sourd ; d’autres enfin, presque morts, s’abattirent sur la foule terrorisée.
Un sillon sanguinolent s’était ouvert dans les premiers rangs des spectateurs ; il progressait inexorablement, ravageant tout sur son passage, toujours à la même cadence. Nul n’avait le temps de chercher qui les torturait ainsi. Les yeux exorbités, tous s’agitaient. Où aller ? Où ne pas aller ? Où courir ? Vers quel abri fuir ? Comment faire ? On ne voit rien, rien du tout, ni homme, ni machine. Que nous arrive-t-il ? Et pourquoi on ne voit pas les assassins ?
Comme balayés de côté et d’autre, les cadavres s’amoncelaient. Et, sans cesse, il pleuvait des morts, des lambeaux de cadavres. C’était hideux ! Les vivants saignaient du sang des morts ! Ces pauvres morts, décapités, éventrés ; d’autres démembrés, désarticulés ; beaucoup étaient affreusement déchiquetés, broyés, écrabouillés, comme sortis d’un gigantesque hachoir. Et le sang coulait, coulait à flots jusqu’à la mer, qui se teintait de rouge. Et cette tache rouge grandissait, jusqu’à la ligne d’horizon. Et le ciment du quai se recouvrait de lambeaux de chair, de viscères éparpillés. Et les têtes roulaient sous les pieds !...
C’était l’enfer ! Un enfer assourdissant de cris stridents et de hurlements inhumains ; un enfer puant, empestant l’odeur âcre du sang, les remugles puissants des excréments répandus çà et là, et les premiers relents de la décomposition accélérée par le soleil ; un enfer brûlant, surchauffé, par le soleil, implacable et indifférent.
Et tous fixaient le sillon sanglant devenu un immonde chemin, qui se dirigeait vers la ville, on s’en rendait compte à présent. Le souffle coupé, presque apho­nes, ils demeuraient hébétés.
Ivre de panique, la foule, ce qu’il en restait tout du moins, se mit à geindre, à gémir, d’un gémis­sement si poignant, si intense, qu’il n’avait plus rien d’humain. Les survivants se muèrent en une bête indomptable, en taureau noir furieux, rendu fou par les piqûres incessantes des taons. Aveugle, sourde, secouée de soubresauts, décervelée, la foule chargea, tournoyant sur elle-même…
Malheur aux enfants, aux petits, aux faibles ! Ils seront piétinés, écharpés, étouffés ! Malheur à celui qui glissera dans le sang, sur un lambeau de corps ! Il ne s’en relèvera pas !
Aussi brutalement qu’il avait commencé, le carnage cessa, à l’entrée de la ville !
Les riverains, estomaqués, avaient appelé la police dès le début du massacre. Une demi-heure plus tard, les policiers arrivèrent enfin, quand le carnage s’était arrêté : d’inexplicables bouchons, impossibles à cette heure, les avaient retardés !
Les policiers étaient des hommes de métier, expérimentés, mais ça, ça dépassait leur compréhension ! Seuls témoins, les riverains affirmèrent tous qu’ils n’avaient vu personne diriger le massacre. Selon eux, tout s’était passé comme si un être invisible, doté d’une force prodigieuse, avait voulu se frayer un passage vers la ville en tailladant la foule massée sur le quai.
Bref, c’était incroyable, et on ne les crut pas !
Désemparés, les policiers appelèrent à l’aide leurs collègues, les pompiers, les militaires de la caserne proche, réquisitionnant les médecins, les urgentistes, les secouristes et les ambulanciers ; demandant l’expertise des humanitaires.
Tous ces hommes, toutes ces femmes, saisis d’effroi, demeuraient sidérés, bras ballants. Petit à petit, ils retrouvèrent leurs gestes, leurs protocoles. Les survivants, puis les morts, furent conduits vers les ambulances. Les fragments identifiables furent soigneusement enregistrés. Et tout ce qui restait, l’innommable, il fut décidé de l’incinérer solennellement, en présence de leur famille, si elle se manifestait.
Le bilan de cette catastrophe s’avéra impossible à chiffrer avec exactitude. Et on avait même découvert une dizaine de cadavres portant un coup d’épée entre les deux yeux. Que s’était-il donc passé sur le quai ? Quant à tous les survivants, ils présentaient tous les symptômes d’un grave traumatisme psychologique qui les plongeait tous dans un mutisme total. S’en sortiraient-ils ?
Et cet horrible chemin de sang, était-ce une menace pour la ville ? Personne n’avait revendiqué cette tuerie : la piste s’arrêtait donc là.
Certes, les policiers ouvrirent une enquête. Ils visionnèrent toutes les bandes vidéo des caméras de surveillance : elles n’avaient absolument rien enregistré. Certes, ils vérifièrent les identités de la plupart des touristes ; ils ne trouvèrent rien : les touristes avaient été tués comme tous les autres ; l’assassin, ou les assassins, n’avait pas fait de distinction. Certes, ils avaient les témoignages de tous les riverains, mais ils étaient jugés irrecevables… Quant à ceux des survivants…les obtiendrait-on un jour ? Une brigade spéciale arriva de Paris pour leur prêter main-forte, bien inutilement.
Alors, que s’était-il passé ? On ne le sut jamais : les événements se précipitèrent soudain, et les policiers n’eurent plus le loisir de s’y consacrer.
 
La canicule
 
Très tôt, le lendemain matin, maître Étienne Dumortier, avocat célèbre et maire de la ville, se réveilla, en nage, dans une atmosphère d’étuve. Il se sentait patraque, mais n’avait pas de fièvre. Inquiet, il consulta son grand thermomètre mural : il lui indiqua quarante-cinq degrés. C’était invraisemblable : la température n’augmen­tait jamais durant la nuit, normalement. Qu’est-ce qui se passait donc ?
Le temps pressait. Ses administrés allaient avoir besoin d’aide. Il se prépara à toute allure, noua fébrilement sa cravate, se munit d’un en-cas et courut à toute vitesse jusqu’à l’hôtel de ville. À peine entré, il sonna le branle-bas de combat, convoquant immédiatement tous les ingénieurs et tous les chefs de service déjà arrivés, réclamant d’urgence les absents.
Tout en se hâtant, maître Dumortier revoyait les images atroces du cataclysme qui avait ravagé la ville. En tant que premier magistrat, il avait dû constater cet épouvantable désastre. Certes, sa femme et sa fille comptaient parmi les rescapés, mais, hospitalisées depuis, murées dans le silence, elles ne disaient plus rien ; seuls leurs yeux hurlaient de terreur. Il lui fallait, non, c’était son devoir, organiser des funérailles nationales, un hommage grandiose et solennel pour tous ces pauvres morts, pour les malheureux survivants, et pour toute la population dans le chagrin et les larmes. En tant que maire, en tant qu’homme, il se devait d’essayer de les consoler, de les réconforter, de partager leur douleur et tenter d’effacer l’abomination de leur destinée.
Maître Dumortier devait prévoir un conseil municipal extraordinaire, et se munir aussi d’une liste de fleuristes : il en faudrait hélas ! beaucoup. Il verrait cela avec sa secrétaire.
Puis il se rendit dans la salle des conférences :
-« Chers amis et collègues, la température excessive, totalement anormale à cette saison, crée une situation préoccupante qu’il va nous falloir gérer au mieux. Je vous demande donc, à toutes et à tous, de dresser un bilan précis et aussi détaillé que possible, vu l’urgence, de votre service respectif. Je veux aussi contacter au plus vite un climatologue de la faculté des sciences pour qu’il m’explique un peu tout ça. Nous pourrons donc aviser au mieux. Dès maintenant, considérez-vous en séance illimitée. Vous êtes tous ma cellule de crise. Merci !
« En attendant, je dois m’occuper de la population. Qu’en pensez-vous, mesdames et messieurs des Services sanitaires et sociaux ? »
-« Monsieur la maire, il faut d’abord protéger les plus fragiles, les enfants et les séniors. Il faut réouvrir les espaces climatisés, en créer d’autres, ainsi qu’un grand nombre de salles rafraîchies réservées aux enfants. Naturellement, les parents accompagneront leurs enfants en bas-âge ; il faut aussi mettre sur pied les structures d’accueil nécessaires. Et il faut se dépêcher, sinon nous aurons des morts ! »
-« Bon, je vous charge immédiatement du dossier, mais faites vite surtout ! Les arrêtés nécessaires suivront un peu plus tard. Merci ! »
-« À vous, maintenant. Vous êtes chargé de la gestion des réseaux électriques, n’est-ce pas ? »
-« Oui, monsieur le maire. La situation est mauvaise, très mau- vaise. Nous en sommes au second signal d’alerte. Si on exce- pte les grands établis-sements, les grands services qui marchent tous sur leur système de secours, la con- sommation a doublé pour le reste de la ville. Les réseaux surchauffent dangereusement. Si nous ne réduisons pas la consommation, nous courrons très vite à la catastrophe ! »
-« Je vous ai compris. Disons qu’un peu d’électricité vaut mieux que pas d’électricité du tout ! Il faut nous résoudre à couper le courant, pendant la nuit par exemple, ou pendant la journée, quartier par quartier. Il va falloir aussi réglementer sévèrement l’achat, la vente et l’utilisation de tous les appareils énergivores, tels les climatiseurs, par exemple ; je vous charge de les répertorier. Toutefois, il faut maintenir la fourniture aux espaces protégés. Vous allez vite préparer le planning des coupures. Je vous ferai parvenir les arrêtés le plus vite possible. Merci ! »
-« C’est à vous, monsieur l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées. »
-« C’est une catastrophe, monsieur le Maire ! Les revêtements routiers fondent peu à peu, et la situation est problématique. Tous les véhicules deviennent inutilisables : les carrosseries, surchauffées, provoquent des brûlures, les pneus éclatent sous la pression de la chaleur, et les habitacles se muent en pièges dangereux. Plus de bouchons ni d’engorgements. Mais cela signifie aussi plus de transports en commun, plus de médecins ni d’ambulances, plus de police-secours, ni de ramassage des ordures… »
Il acheva, avec un sourire triste, amer :
« Heureusement que nos trottoirs sont solidement dallés de granit. C’est notre seule sortie de secours. »
« Si la température ne baisse pas, nous sommes fichus ! »
-« Je n’ai pas le pouvoir de faire baisser le thermomètre, mais je dois veiller au mieux-être de mes administrés ! »
-« Rien, monsieur le Maire, il n’y a plus rien à faire ! »
Quelque peu ébranlé, le maire rédigea les arrêtés promis. Déjà fatigué, il consultait souvent ses notes, butait sur certains mots. Il appela sa secrétaire, écarlate, ruisselante, et lui demanda de faire pour le mieux aussi vite que possible ; il fallait aussi les remettre, le plus vite possible, à l’huissier qui les apporterait au bon destinataire, le plus tôt possible !
-« C’est urgentissime ! »
Il avisa un nouvel arrivant.
-« Qu’y-a-t-il, monsieur ? »
-« Monsieur le Maire, je représente le service des eaux. La consommation d’eau est devenue folle : elle vient de tripler ! Si elle continue ainsi, nous aurons vite épuisé toutes nos réserves. Il faut absolument rationner l’eau ! »
-« Bien, je vois. Je promul­gue un arrêté interdisant l’arrosage des pelouses, le lavage des voitures, les piscines privées, les pis­cines publiques n’ouvriront qu’un jour par semaine. Les bains en baignoire sont interdits ; seules les douches restent autorisées. J’ajoute­rai le nombre de mètres-cubes autorisés par habitant, et le montant des amendes  pour chaque infraction. Voyez-vous encore autre chose ? »
-« Oui, monsieur le Maire. Vérifier tous les robinets, traquer les écoulements intempestifs, limiter l’usage de la chasse d’eau dans les toilettes… »
-« Préparez-moi vite un mémo indiquant toute ces précisions. Vous aurez tous les papiers nécessaires, le tout le plus vite possible, bien sûr ! »
-« Je vous remercie, monsieur le Maire. »
Maître Dumortier prit le temps de manger un peu, boire l’eau qu’il avait apportée, et remettre de l’ordre dans sa tenue.
Puis  il se tourna vers une charmante dame :
-« Chère madame, où en est l’informatique ? »
-« Monsieur le Maire, les ordinateurs ont chaud eux aussi ! Il faut envisager des bugs, des comportements erratiques, des pannes aléatoires. Je voudrais éteindre tous les appareils les moins utilisés. Plus grave, nous avons été déconnectés de tous les réseaux nationaux et internationaux, et nous ne savons pas pour quelle raison. Nous n’avons même plus internet, non plus. Il ne nous reste que le réseau interne, l’intranet »
-« Tenez-moi au courant de l’évolution des choses… Je vous remercie, chère madame. »
Le maire faillit hurler de rage : toute la gestion de la ville avait été informatisée récemment à grands frais ! 
-« Monsieur le Maire, je suis responsable des télécoms, de tous les réseaux audiovisuels. »
-« J’ai compris ! Tout est déréglé ! Les pannes se multiplient et se propagent plus vite que le son ! Le téléphone reste muet ! Les télégrammes se traînent ! Et on ne peut plus compter sur rien ! Ai-je raison ? »
-« Oui, monsieur le Maire, mais… »
-« Et pour la télévision, c’est écran noir, n’est-ce pas ? »
-« Oui, monsieur le Maire, mais… »
-« Alors utilisons les porteurs de dépêches : nous communiquerons lentement, mais sûrement, au moins ! »
Excédé, le maire leva les bras au ciel, en signe d’impuissance. Sa ville partait à vau-l’eau : elle tombait en lambeaux, s’effilochait, devenait une guenille. Et son bras gauche lui faisait mal.
Maître Dumortier commençait à désespérer. Lui, si soigné de sa personne, ne se ressemblait plus : ses vêtements humides tirebouchonnaient, complètement froissés ; sa belle cravate n’était plus qu’une ficelle. Transpirant à grosses gouttes, le dos douloureux, les traits crispés, il était devenu le digne représentant de ses pauvres administrés.
On l’appelait encore :
-« Monsieur le Maire, je… »
-« Oui, brigadier-chef ? »
-« Monsieur le Maire, pourriez-vous me dire depuis quand on ne peut plus ni entrer ni sortir de la ville ?
-« C’est une erreur ! Je n’ai jamais pris une telle décision ! »
-« Alors, pourquoi ne peut-on plus franchir les limites de la ville, ni dans un sens, ni dans l’autre ? Je viens de voir des camions de livraison essayer de sortir : leur moteur a explosé ! Et les poids lourds qui tentaient de rentrer ont subi le même sort ! Quant à ceux qui voulurent forcer le passage, ils ont percuté un obstacle invisible, et ils ont brûlé entièrement avec leur véhicule. Que dois-je répondre à ceux qui voudraient savoir ce qu’il y a ? »
-«  Monsieur la Maire, il y a aussi les oiseaux ! »
-«  Qu’ont donc fait ces pauvres bêtes ? »
-«  Eh bien ! Comme à leur habitude, ils s’élancent dans le bleu du ciel, mais ils s’arrêtent tout d’un coup, comme s’ils s’étaient cognés dans quelque chose, dans un couvercle invisible, par exemple, puis retombent, comme une pierre jusqu’au sol où ils s’écrasent ! Ils n’ont jamais fait ça, monsieur le Maire, c’est affreux ! »
Le maire, le visage creusé de profondes rides, lui expliqua qu’il fallait garder son calme, qu’il allait diligenter une enquête approfondie.
-« Comment pouvez-vous seulement supposer que je sois responsable de tels actes ? Je suis votre maire, pas un savant, ni un magicien ! »
Et il ajouta qu’il ne fallait pas céder à la panique, halluciner ou se croire dans un mauvais film de science-fiction. Voyons, une barrière invisible, un obstacle invisible, et un couvercle invisible, est-ce bien raisonnable ? Je vous le certifie, même avec nos technologies les plus innovantes, l’invisibilité demeure hors de notre portée. L’invisibilité ? Il ne manquait plus qu’elle !
-« Allons tous nous reposer un peu…la nuit nous portera conseil…on y verra plus clair demain… »
Le maire, épuisé, but deux grands verres d’eau. Levant les yeux, il vit alors s’approcher le général commandant la caserne, en uniforme léopard.
-« Monsieur le Maire, je viens vous rendre compte de la réussite de ma mission. Vous étiez très occupé, c’est votre premier adjoint qui a requis mon aide pour ramener le calme dans le centre-ville, car la police n’avait plus assez d’effectifs pour intervenir efficacement. Mes hommes et moi, nous avons agi pour le mieux, sans brutalité, il n’y a eu que quatre blessés légers. Nous avons arrêté les trois meneurs. Ils sont en prison, à votre disposition. Il ne s’agit que de pauvres gens inquiets, effrayés par les mesures de restriction, le rationnement, et n’ayant aucune idée des événements ! Ils évoquent un complot, une machination !»
-« Je vous remercie, mon général. Demain, il faudra que je prenne le temps de m’expliquer devant mes administrés. Aujourd’hui, ça m’est strictement impossible ! »
Le maire se sentait mal. Il ne pouvait plus s’alimenter, même un peu, tant il était angoissé. Il était secoué de nausées, d’éblouissements, de légers vertiges.
-« Mesdames, messieurs, nous allons prendre un peu de repos. Ensuite, nous essayerons de faire la synthèse de cette horrible journée. Je vous remercie… »
Le maire s’effondra, plus qu’il ne s’assit, la poitrine tordue par des crampes douloureuses. Il réussit à dire encore :
-« La ville…j’ai peur… »
L’infarctus massif l’emporta rapidement.
 
Les incendies spontanés
 
Les rescapés de la nuit, ceux qui avaient pu dormir et les autres, se réveillèrent un peu hébétés. La température avait encore augmenté : elle augmentait toujours pendant la nuit  et atteignait à présent cinquante et un degrés. Jusqu’où grimperait-t-elle?
Les malheureux étaient contraints d’admettre qu’il leur fallait vivre autrement, pour seulement survivre. Ils devaient apprendre à se mouvoir lentement, éviter tout geste inutile, limiter leurs déplacements au strict nécessaire et n’oser entreprendre qu’une chose à la fois, après y avoir mûrement réfléchi. L’énergie leur était si précieuse qu’on ne pouvait la gaspiller sans une excellente raison. Et puis, ils étaient bien obligés de se couvrir le corps entièrement, sinon, gare aux brûlures infernales du soleil implacable : fini le bronzage intégral, abandonnée la bronzette paresseuse, sinon la peau brûlait et se décorait de cloques du pire effet qui soit. D’ailleurs, la mode avait changé. On préférait maintenant un teint de porcelaine !
 
Ce matin-là, des attroupements nombreux regardaient la lente progression des employés de la morgue, venus chercher les morts de la nuit. Plus de fourgon mortuaire pour faciliter leur tâche ; alors, deux par deux, avec leur brancard, ils transportaient des corps dont la décomposition avait déjà commencé, en raison de la canicule.
En pleurs, secoués de sanglots ou tétanisés par le chagrin, leur présence pitoyable rendait un dernier hommage à celui ou à celle qu’ils avaient tant aimés. À leur deuil cruel, s’ajoutait la vision cauchemardesque de légers feux-follets dansant sur les cadavres ; des feux-follets, ultime moquerie offerte par les gaz de décom­position s’enflammant ici et là dans l’air surchauffé !
Ils entendirent soudain une terrible déflagration. C’était une station-service dont les réservoirs avaient explosé : les vapeurs d’essence, générées par la chaleur, s’étaient enflammées toute seules. Les flammes s’élançaient en crépitant jusqu’au ciel. Une seconde explosion les étourdit. Cette fois, c’était l’usine de peinture, de solvant et de colle : des bidons fissurés avaient laissé s’échapper des produits toxiques volatils. Ils entendaient tous les bidons éclater dans la fournaise. Des fumées noires et fuligineuses répandaient partout une odeur âcre, irritante : tout le monde toussait et crachait.
Un mégaphone tonitruant diffusait en boucle le message suivant : « Dans l’impossibilité de répondre rapidement à vos appels, les pompiers vous prient de chercher à éteindre les incendies de faible intensité avec des matériaux tels que terre, sable, gravier, pierre, et tout autre matériau incombustible. À l’avance, merci ! »
Cette annonce suscita un frisson de panique, mais, courageusement, quoique lentement, les citadins se mirent à l’ouvrage. Heureusement que la municipalité avait fermé le réseau du gaz  de ville, sinon tout aurait sauté et flambé !
Encore une explosion ! Cette fois ce ne fut pas bien grave : une bouteille de gaz qui avait sauté ! Il faisait si chaud… Une seconde station-service prit feu et l’air empesta l’essence et le fuel. Puis ce fut le tour d’une petite entreprise de cartonnages qui s’embrasa brusquement, suivie par un laboratoire de recherches en électrochimie, une épicerie de gros, une laverie industrielle, un atelier de charcuterie fine, dont les réfrigérateurs avaient chauffé, à blanc…
Le pire, c’était de voir ces pauvres torches humaines, bien vivantes encore, éperdues de peur, hurlant de douleur, souffrant atrocement, essayant de courir vers un sauveteur… Déshabillées par les flammes, elles couraient encore un peu. Elles s’effondraient sur le sol, s’y tordant, s’y tordant, s’y consumant, puis elles mouraient lentement, trop lentement, étouffées par leur propre fumée !
C’était apocalyptique !
Les habitants ne bougeaient plus guère, ils sanglotaient sur les pauvres êtres devenus mécon­naissables. Les flammes leur avaient tout pris, leurs yeux, liquéfiés au fond des orbites, leurs lèvres, évanouies dans un rictus sardonique de squelette, leur vie, leur identité… Qui étaient-ils ?
Ils n’étaient plus que de pauvres morts noircis : leur peau, racornie par le feu, ressemblait à un vieux cuir éraillé, ouvert, çà et là, par de larges gerçures, de profondes crevasses. On y voyait les muscles rétractés, ratatinés en grosses boules, et les tendons blanchis, raidis à se rompre, ce qui leur faisait prendre des postures bizarres et tristes. Leur os n’avaient pas brûlé, non, mais ils étaient noirs de suie. Surtout, leurs côtes avaient brûlé, leur cage thoracique explosé et leur cœur avait roulé non loin de leurs restes, guetté par des chiens abandonnés crevant de faim, dévoré voracement et englouti avant qu’on ait pu réagir. Les chiens errants, malheureuses victimes innocentes, s’étaient regroupés en meutes féroces. Affamés, les côtes saillantes, tout ce qui était mangeable valait bien une bataille !
Les chats, eux-aussi, subissaient la même vie misérable, à la mort de leur maître. Mais eux, ils observaient prudemment la situation : ils étaient devenus de remarquables voleurs à la tire, très doués. Mais les matous de grande taille, exaspérés par cette noire famine, ne se contentaient plus de souris ni de rats : ils attaquaient sans pitié toute proie acceptable. Eux-aussi, ces solitaires-nés, s’étaient constitués en familles très mobiles, très agressives.
Ce qui affolait encore plus les spectateurs c’était cette odeur, lourde, grasse, écœurante de la chair brûlée ; elle imprégnait tout, et tout le monde ! Et les cendres, les cendres, cet épais brouillard de cendres !
En fin d’après-midi, ils virent de lourds nuages envahir le ciel noirci par les incendies. Un fort vent de mer, venu du port, les poussait vers la ville couverte de ruines fumantes. Ils étaient si gorgés d’humidité qu’ils maintenaient tout ce qui vivait dans un bain de vapeur irrespirable.
Tous souffraient, ahanaient péniblement… De l’air, un peu d’air par pitié !
 
Les pluies acides
 
Pendant la nuit, les nuages, déjà menaçants, s’étaient accumulés au point de maintenir un couvercle hermétique sur la ville. La température en avait profité pour atteindre cinquante-huit degrés. En conséquence, la chaleur s’accentuait, l’humidité stagnait et se concentrait en une vapeur chaude, moite et poisseuse, nauséabonde aussi, empoisonnée par toutes les fumées toxiques des incendies.
Assommés par cette atmosphère, les habitants ne pouvaient plus bouger. Abattus, ils gisaient sur leurs lits trempés de sueur. Ils ne parlaient plus, ne se plaignaient même plus !
Apparut alors, dans un coin du ciel, un mince éclair, étincelant sur le ciel noir. Un coup de tonnerre éclatant lui répondit. Les éclairs se mirent à parcourir le ciel sans répit, en tous sens. Le tonnerre grondait sans discontinuer ; son roulement continu ébranlait toute la ville, la secouant avec rage.
C’était un orage de fin du monde…et les enfants pleuraient de terreur !...
Brutalement les nues crevèrent en pluie torrentielle, une pluie inouïe de violence, la pluie qu’ils attendaient pour soulager leur détresse. Lentement, ils se levèrent à grand-peine, se hâtant comme ils pouvaient vers les averses. Sur le seuil de leur maison, ils se déshabillèrent, les uns entièrement, les autres gardant leurs sous-vêtements ... Par prudence ?
Hélas ! Les nuages avaient eu toute la nuit pour absorber toute la pollution émanant des incendies. La pluie ! La pluie salvatrice, qui devait les laver de toutes leurs salissures, la pluie était dangereusement saturée de molécules chimiques toxiques. Ils ne soupçonnaient absolument pas que l’eau, qu’ils regardaient tomber avec envie, était devenue malsaine, redoutable, mortelle. Et que cette eau, que la terre absorbait avec avidité, polluée à mort, les ferait souffrir et mourir.
En criant de joie, les plus rapides se précipitèrent sous la pluie. Ah ! La bonne douche inespérée ! Ils allaient se sentir propres, revigorés !
Ahuris, ceux qui attendaient leur tour les regardèrent revenir en hurlant de douleur, paniqués ! Leurs corps nus avaient été brûlés partout où l’eau les avait mouillés : d’horribles plaies suppurantes se développaient rapidement, répandant une odeur pestilentielle. Elles infectaient tout le corps, de la tête aux pieds. Et plus elles s’étendaient, plus le malade s’affaiblissait, dépérissait, en proie à une fièvre maligne, tellement élevée, qu’il plongeait dans un coma douloureux et mourait sans que les médecins aient pu soulager une seule de ses souffrances. Ils mouraient tous, étouffés lentement, totalement dépouillés de leur peau.
La plupart des habitants se désolaient. N’y avait-il donc plus rien de vrai, de sûr ? Devait-on se méfier de tout, y compris de l’eau, de l’eau de pluie ?
 
Le bruit
 
Les pluies acides, qui avaient tant fait souffrir les êtres vivants, ne pouvaient s’arrêter en si bon chemin ; tous les acides qui les composaient allaient s’occuper des matériaux métalliques ! Les acides, eux, avaient bénéficié de l’aide de l’eau pour toucher tout ce qui leur aurait été inaccessible autrement. L’oxydation et la corrosion allaient grand train ! 
C’était le cas des sirènes installées sur les toits : elles avaient été copieusement arrosées. Donc, les sirènes de l’hôtel de ville, des pompiers, de la gendarmerie, des hôpitaux se déclenchèrent toutes au même moment. Le vacarme infernal, qui avait quelque chose d’effrayant, réveilla tout ce qui pouvait dormir encore, malgré les soixante degrés régnant. Elles furent bientôt relayées par les haut-parleurs des ateliers et des usines qui n’avaient pas encore brûlé, et appelaient, bien inutilement à la reprise d’un travail abandonné, par les alarmes des voitures garées dans les rues avec leurs carrosseries rongées de trous. Jusqu’aux sonneries et aux sifflets de la gare ferroviaire qui rythmaient un trafic disparu ! Jusqu’à la cathédrale et les églises, et même les chapelles qui se mirent à carillonner à toute volée !
Et même le téléphone, le téléphone qu’on croyait coupé depuis un certain temps, le téléphone se mit à sonner, sonner toute la journée, interminablement, dans le vide ! Le téléphone, lui-aussi, appelait sans arrêt, sans raison, les vivants et les morts.
C’était douloureux, insupportable et intenable ! Certains en devinrent complètement fous, et massacrèrent sauvagement leurs voisins, parce qu’ils faisaient du bruit, accusaient-ils ! D’autres, beaucoup d’autres se suici­dèrent…et le téléphone appelait, appelait toujours…

Cette gigantesque cacophonie noyait tous les autres bruits et, littéralement dit, on ne s’entendait plus. Les oreilles bourdonnantes, les pauvres habitants ne savaient que faire pour soulager leurs tympans surmenés : les bouchons d’oreilles étaient devenus introuvables, el les tampons d’ouate totalement inefficaces. Certains se mirent à crier, hurler, vociférer, dans l’espoir de surmonter le tintamarre. En vain, bien sûr ! Heureusement, les klaxons étaient restés muets : il y en a de bien pénibles !
Que faire ? Que devenir ? Attendre que les sirènes s’éteignent d’elles-mêmes ? Espérer que les batteries se déchargent rapidement ? Que l’électricité ne puisse plus être distribuée ? Que le téléphone se taise enfin : il n’y a plus du tout d’abonné au numéro que vous avez demandé ?
Et pourtant, on aurait pu rêver que tous ces sons, tous ces bruits, se mettent d’accord ensemble pour former une harmonie musicale pour oreilles enflammées… Malheureusement, comme les hommes, tous étaient désaccordés !
C’est alors qu’une horloge ancienne, un beau carillon Westminster, voulut, elle aussi, faire entendre sa voix…elle récolta une telle bordée d’injures et de jurons qu’elle décida, les aiguilles pincées, de ne plus jamais sonner, même pas les heures !
 
Les mites géantes
 
L’humidité résiduelle et la chaleur étouffante, soixante-deux degrés ce jour-là, leur avaient été particulièrement propices : on vit éclore, dans toute la ville, des œufs étranges qu’on n’avait encore jamais vus, gros comme des coquillettes et d’un bleu léger insolite. De ces œufs sortirent des papillons aux ailes en guenilles, déchiquetées, d’un blanc passé maculé de taches gris sale. Les citadins ne savaient qu’en penser. Ils allèrent donc consulter un expert en insectologie. Ce dernier examina longuement les individus capturés.
Après mûre réflexion, le savant leur expliqua qu’il s’agissait de mites, de mites mutantes, vu la taille qu’elles avaient : elles étaient aussi grosses qu’un colibri, moins la tête et la queue, bien évidemment. Scrupuleusement, il les intégra dans les collections du muséum de la ville.
Des mites géantes ! Et mutantes encore ! Il ne leur manquait plus que cela ! Et que mangent les mites ? De la laine, du mohair et de la soie, de l’angora, du loden et du velours aussi. Ils se regardaient, angoissés.
Ils n’eurent pas à attendre longtemps ! Les mites étaient affamées. Elles s’attaquèrent à tous les textiles existants et les dévorèrent voracement. Elles engloutirent tous les tissus et tous les tricots, tous les lainages et toutes les cotonnades à leur portée jusqu’au dernier brin de fil. Elles avaient si faim que tout leur était bon : les textiles mélangés, les tissus synthétiques, les fibres naturelles, et même les cordes de chanvre, même les vieux sacs à pommes-de-terre en jute, et aussi les voiles en lin épais des bateaux…tout leur était bon ! Mais elles ne touchèrent pas
aux voiles noires de la caravelle !
Complètement désorientés, misérables, les infortu­nés citadins virent les mites géantes avaler toute leur garde-robe, leurs rideaux, leurs couvertures et les torchons, les dessus de lit et les tapis, les draps et les coussins… Et quand elles s’attaquèrent aux vêtements qu’ils portaient, ils furent incapables de les repousser, de s’opposer à cette curée ! Les mites géantes leur mangèrent littéralement les vêtements sur le dos !
C’était parfait ! Ils étaient tous déshabillés, nus comme au jour de leur naissance !
Mais, le jour de leur naissance, il n’y avait pas de canicule ! Pas de mites géantes ! Pas de soleil d’enfer ! Leur nudité soudaine les plongea dans la stupeur et l’effroi : ils venaient de perdre leur dernier moyen de protection. Désespérés, ils s’entreregardèrent, discrète­ment, avec pudeur. Ce qu’ils virent les bouleversa : en regardant l’autre, c’était eux-mêmes qu’ils contemplaient, comme dans un miroir ! Où donc était la jolie femme si séduisante, si attirante, avec son beau visage et ses seins épanouis ? Et le bel homme athlétique aux muscles si agréablement déliés, à la carrure rassurante, qu’était-il devenu ? Et moi, se disaient-ils, et moi, suis-je comme eux ?
Ce qu’ils regar­daient, franchement à présent, ruina leur désir et leur courage à vivre encore. Se voir tel que l’on est vraiment, c’est sou­vent très pénible, par­fois insoutenable, mais ça, c’était inacceptable, insur­mon­table, une assemblée de squelettes attendant leur reine, la Mort !
Et le soleil, le soleil diabolique les attendait ! Affolés, ils n’eurent que le temps de se précipiter vers un abri, n’importe lequel, le plus vite possible. Leur peau, jusque-là protégée par leurs vêtements, souffrait horriblement.
Que leur restait-il ? Se terrer dans une cave jusqu’à ce que le soir tombe ? Ne sortir que la nuit, mais, la nuit la chaleur augmentait ? Faudrait-il en arriver à vivre sous terre, comme les taupes ?
Certains ne purent supporter de telles conclusions et disparurent dans la nuit, geignant et pleurant. Les autres se regardèrent tristement, se sentant complètement abandonnés, même de Dieu, comme des jouets entre les mains d’une force brutale et cruelle !
Et les mites géantes ? Il ne restait plus un seul bout de fil dans toute la ville. Alors, faute de nourriture, les mites géantes disparurent toutes, jusqu’à la dernière…mais leurs œufs, eux, attendaient patiemment la prochaine occasion…
Quant à la vigne, comme tous les végétaux, elle avait tant souffert des pluies acides, qu’elle avait perdu toutes ses feuilles !
 
La famine
 
Chaque jour voyait disparaître des citadins, en grand nombre. La morgue débordait, tant et si bien que le nouveau maire prit un arrêté imposant la crémation des cadavres, sous peine d’amende ! Mais en toute légalité : il fallait remplir une fiche indiquant la date et le lieu de découverte du cadavre, et son nom si on le pouvait, les morts n’avaient plus de poches pour y ranger leurs papiers ! On créait un fichier manuel des morts, à toutes fins utiles. Pour plus tard ! Pour après !
Hélas ! L’incinérateur ne chômait pas, mais la morgue ne désemplissait pas ! Quel problème !
Dans ces conditions, le nombre d’habitants à nourrir était en chute libre, mais les difficultés d’approvision­nement demeuraient insolubles : tous les commerces d’alimentation ne montraient que des rayons vides, et les camions de livraison ne pouvaient toujours pas entrer. Alors, il ne restait plus que le fond de roulement des services sociaux. C’était bien peu, si peu qu’il fallait le gérer drastiquement : le rationnement était obligatoire. Sous protection policière, la municipalité distribuait les rations. Le temps passait…les rations diminuaient…la faim régnait…la famine montra son visage hideusement décharné !
Il fallait man­ger, manger pour vivre seule­ment encore un peu. Les compor­tements se dégra­dèrent vite : le plus fort arrachait sa ration des mains du plus faible, le plus faible se faisait voleur pour manger quelque peu ; les enfants, ceux qui résistaient encore, se cachaient pour grignoter leur pitance ; les vieillards se laissaient mourir de faim ; les pères volaient la nourriture de leurs enfants ; les femmes vendaient leurs charmes exténués pour un quignon de pain ; les policiers abusaient de leur autorité pour une bouchée de pain, les tyrans domestiques prélevaient leur impôt sur les rations de leur famille ; les trafiquants auraient bien voulu trafiquer, mais il n’y avait vraiment plus rien ! Devant la faim, la société se délitait à une allure vertigineuse, courait à son anéantissement…
Et la population souffrait comme elle n’avait jamais souffert ! Oui, ils étaient hâves, squelettiques, tous leurs os nettement appa­rents sous leur peau, une peau qui devenait lentement du cuir, un cuir protecteur ! Leur crâne se dégarnissait et, chauve à présent, il montrait des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, le nez en lame de couteau, des lèvres amin­cies et saignantes, et leurs oreilles dont la taille choquait un peu ; rien ne permettait plus d’imaginer leur beauté an­cienne.
Leur cou, cordé de veines et de tendons saillants, leurs épaules amaigries, comme rétrécies, leurs bras rabougris comme des pattes d’insecte, où se tordaient les veines et les artères, leur poitrine creuse, d’où les seins des femmes, vides et flasques, étaient tombés, leur ventre disparu ou alors gonflé comme un ballon, les os proéminents de leur bassin, duquel pendouillait un pauvre pénis ratatiné, inerte, sans vie apparente, représentaient assez bien leur lamentable aspect !
Sans oublier les fesses évanouies, les cuisses réduites à leurs os, les jambes si grêles que le genou paraissait énorme et les pieds comme deux sacs d’os, achevaient leur portrait fidèle.
À quoi pensaient-ils ? À manger, sûrement, à cuisiner des plats si riches qu’ils en seraient morts d’indigestion, cela est fort possible ; à survivre, évidem­ment ; à leurs amours probablement, à rien peut-être… Certains évoquaient les danses macabres médiévales, les déportés sortant de leur camp de concentration, les cosaques morts de faim grâce à Staline, les affamés massacrés du Biafra… Il y en a tant.
Mais tous les citadins, presque tous, le plus grand nombre, voulaient vivre encore un peu, ne serait-ce que pour savoir quand et comment pourrait bien s’achever leur épouvantable destin.
 
La folie
 
Ce matin-là, nul ne regarda le grand thermomètre ; pourtant, il avait atteint soixante-six degrés six dixièmes et semblait se stabiliser.Hagards, les habitants ne bougeaient plus, incapables de lutter encore contre le chagrin, la faim, la désespérance. Ils avaient épuisé leur capacité de résilience. Pourquoi lutter encore, leurs supplices se renouvelaient sans cesse ? Pourquoi continuer sa route quand on ne sait plus où elle mène ? Ce que cherchaient ces malheureux ? Un peu de consolation, d’apaisement, retourner dans leur passé, retrouver leurs amours…
Ils sombraient peu à peu dans une douce folie qui calmait leurs tourments. Ils y berçaient leurs souffrances sans se rendre compte que la folie, la véritable folie, les emportait tous dans sa ronde infernale.
La folie ! La folie grimaçante dansait sa danse fatale, frappant l’un, abattant l’autre. Son corps désarticulé s’agitait frénétiquement, sur un air de Requiem sardonique. Elle ricanait, et son rire désaccordé, cassé, inextinguible, faisait perdre la tête à ceux qui l’écoutaient, et ils couraient se pendre. Elle dansait inlassablement. L’air était empuanti de soufre et de résine, mais elle dansait interminablement, comme une toupie déréglée. Elle dansait, frappant le sol de son pied cagneux, et la ville basculait peu à peu dans l’asile qu’elle avait ouvert, vers le néant !
Sous l’empire de la folie, les habitants voulurent retrouver ce qu’ils avaient tant aimé, et perdu à jamais.
C’est ainsi qu’on pouvait voir un grand nombre d’entr’eux former une ronde enfantine et danser en chevrotant les comptines qu’ils connaissaient quand ils étaient de charmants bambins. Leur chant fragile s’amenuisait au fur et à mesure qu’ils tombaient, frappés par un soleil cruel, le soleil noir.
Il y avait les musiciens, eux dont l’existence palpitait dans les partitions pleines de notes. Eux, ils se regroupaient, tel un orchestre symphonique, s’imaginant porter encore leur instrument favori à la main. Sous la direction d’un chef d’orchestre sans baguette, chacun interprétait son morceau de prédilection. Malheureusement le soleil n’aimait pas la musique et les tuait  facilement.
On en voyait aussi qui, tels les adolescents heureux qu’ils avaient été, se livraient à leur sport préféré, le skate-board pour les uns, le beach-volley pour les autres ; certains jouaient au football sans ballon, tandis que des tennismen montaient à un filet qu’eux sels voyaient. Dans cette ville, le sport faisait perdre la santé plus vite.
On pouvait encore observer des femmes de tous les âges, qui ne se consolaient pas d’avoir laissé mourir, croyaient-elle, leurs enfants chéris. Elles saisissaient le premier venu et le berçaient, recherchant ainsi l’apaisement de leur douleur. Elles le berçaient si fort qu’il finissait par succomber à cet excès d’amour maternel.
Il fallait aussi faire très attention à ceux qui avaient dévoré le livre d’Alexandre Dumas, « Les trois mousque­taires » ; ils pouvaient se prendre pour d’Artagnan, ou Athos. Comme eux, ils se battaient en duel, mais avec des couteaux de cuisine. Et chacun sait qu’il est dangereux de jouer avec des couteaux !
Et ceux qui avaient toujours désiré devenir médecin ; ils voulaient soigner à tout prix. Alors, ils saisissaient celui-ci ou celle-là, qui n’en demandait pas tant, et l’assommaient pour qu’il se laisse enfin soigner !
Et puis, il y avait tous les autres, tous ceux qui ne désiraient qu’un peu de tendresse et d’amour dans ce monde sanguinaire. Ils étaient les plus nombreux, les plus pitoyables aussi… Avidement, ils saisissaient l’un ou l’autre, le serrait très fort, l’embrassant à l’étouffer, l’étouffant vraiment sans bien s’en rendre compte !
Ce fut une effroyable hécatombe ! Une tuerie sans précédent ! Pour ne pas dire une extermination de masse ! Mais, il y a toujours un mais, dans la vie comme dans la mort, ce n’était pas parfait : il restait cinq survivants :
- Un petit garçon aux yeux vides qui ne regardait que le désespoir tapi en lui. Son cou portait des traces récentes de strangulation, et son bras gauche, cassé, pendait en laissant voir ses os.
- Une grande femme qui avait dû être très belle, dans un autre temps : avec ses yeux presque éteints, sa poitrine si creuse, qu’elle en paraissait concave et son ventre gonflé par la faim, elle n’inspirait plus que la compassion.
- Un homme jeune, qui avait dû être viril et même autoritaire ; à présent son visage inexpressif, ses yeux sans lumière, le transformaient en ombre grise, lardée de coups de couteau sanguinolents.
- Une vieille femme – on vieillissait vite dans cette ville – à la tête branlante, au dos bossu, au visage fendu en deux par une longue estafilade sanglante. Elle ne parlait pas. On lui avait arraché la langue, mais elle marmonnait des patrenôtres toute la journée.
- Et enfin, un homme au visage buriné, ravagé par les atrocités ; entre deux âges, pas très grand mais solide encore, malgré tout, malgré tous les coups encaissés : il était couvert d’hématomes et boitait un peu. Mais dans ses yeux brillait toujours une flamme.
 
La maladie des pierres
 
Le soleil immuable dardait déjà ses rayons féroces quand ils se réveillèrent courbatus, engourdis : passer sa nuit sur un sol dur promet des réveils difficiles. Ils ne se réveillèrent pas tous, hélas ! La grande femme était partie dans la nuit, sans un bruit, vomissant à pleine bouche tout ce qu’elle avait dans le corps : de l’eau ! La mort, compa­tis­sante, lui avait apporté
 

 

un merveilleux cadeau : elle lui avait rendu son sourire, son charmant sourire. Seul l’homme âgé eut le triste courage d’admirer le cadavre souriant. Ensuite il la prit dans ses bras, si légère qu’elle ne pesait rien, l’emmena au pied d’un arbuste tout sec et l’allongea sur une ombre de gazon pelé, songeant que la mort, de fidèle compagne, était devenue une amie sûre. Puis il retourna vers les trois autres : ils ne s’intéressaient plus à rien d’autre qu’à leurs besoins essentiels et ils se tenaient assis, moroses, déjà morts-vivants.
Finalement, l’homme s’en fut, très lentement, en boitant, vers les maisons abandonnées, cherchant quelque chose, un croûton de pain, un reste de fromage. Il fallait bien manger, essayer de manger : boire, manger, c’est vital, mais désespérant quand on n’a plus rien.
Quand il revint, chargé d’un sac trop léger, il les trouva quelque peu agités :
-« Il neige ! Il neige vraiment ! Il neige même beaucoup ! »
Il les regarda, se demandant s’ils avaient perdu l’esprit.
-« Non, nous ne racontons pas des histoires ! Il neige de tout petits flocons, mais il neige ! »
Il leur rétorqua qu’il était géologue, qu’il était habitué aux caprices des éléments et, il l’affirmait, il ne pouvait pas neiger avec un tel soleil, pas avec ce ciel parfaitement bleu, sans un nuage, même dans le lointain !
Il eut soudain le souffle coupé : de fines particules blanches dansaient devant ses yeux. Il en attrapa quelques-unes au vol : elles étaient très dures, et résistantes sous le doigt ; blanches, certes, mais ce n’était pas de la neige.
Le géologue ne disait plus rien : il venait de regarder la ville, sa ville natale : elle se désintégrait lentement sous ses yeux ; elle se délitait lentement, longuement, sans cesse. Les pierres, oui les pierres disparaissaient une à une, indéfiniment, et tombaient en fines particules sur le sol desséché. Le géologue n’avait jamais assisté à un tel phénomène : c’était impossible, inexplicable, terrifiant, cauchemardesque. Il les connaissait bien, les pierres, les cailloux, les rochers, ils ne se conduisaient pas ainsi. Ce spectacle dépassait l’entendement ! Pour lui, cette destruction des pierres signifiait la négation de toutes ses idées, l’anéantissement de toute stabilité. Sous ses yeux épouvantés, sa ville, sa belle ville, retournait d’elle-même au sable originel. C’était carrément impossible, parfaitement inconcevable, mais pourtant, les immeubles, si familiers, étaient déjà écrêtés de leur dernier étage. Le géologue se sentait devenir fou !
À son profond ébahissement, tous les matériaux de construction disparaissaient aussi. Les pierres de taille étaient malades : les pierres de taille, la pierre   de Savon­nières, mais aussi le béton armé, vibré, précon­traint…comme les briques, les parpaings, les tuiles et les ardoises…et même la meulière !
Le géologue ne comprenait plus rien, rien du tout ! Mais quand le verre en fit autant…qu’on l’ait façonné en vitres, en vitrines, en vérandas, le verre disparaissait aussi, retournant à sa silice natale, sans un tintement, sans aucun bruit, dans le silence, comme les pierres…
C’était un cauchemar, un véritable cauchemar éveillé ! Il se demandait avec angoisse quel esprit malade avait pu concocter une telle monstruosité !
Un peu plus tard, l’avant-dernier étage avait lui-aussi disparu, et le pauvre géologue pleurait.
Il se ressaisit, car il fallait annoncer cette horreur aux autres. Mais ils ne le crurent pas !
Le vieil homme les conduisit alors sur une faible éminence d’où ils auraient un meilleur point de vue. Ils ne dirent rien, mais une panique sans nom se lisait dans leurs yeux.
Subitement, le petit garçon se répandit en vociférations véhémentes :
-« Non ! Pas ma maison ! Pas ma maison ! Papa et maman m’attendent avec mon chien Youpee et ma belle chatte Misty !... Vous ne pouvez pas faire ça ! Vous êtes mauvais ! Vous êtes méchants ! »
Brutalement, le petit garçon prit sa course vers la ville. Il courait comme on s’enfuit, comme un lapin apeuré par la détonation du fusil, comme on court pour sauver sa vie ! Il courait à perdre haleine, zigzagant au milieu des dunes. Il trébucha soudain, tomba la tête la première, s’enfonçant peu à peu dans ce sable étrange et terrifiant ; plus il se débattait, plus sa tête s’enfonçait. À la fin, il suffoquait : il étouffait, très lentement, dans ce sable dangereux. Et ses jambes couraient toujours… toujours…jusqu’à un dernier spasme qui l’emporta… Il mourut ainsi, et ses jambes cessèrent de remuer le sable maudit.
Le vieil homme sentit des larmes amères lui piquer les yeux, et il leva un poing vengeur vers le soleil. Ému, tremblant, il regardait ses compagnons apathiques, tels deux zombies et, d’un coup, la solitude s’abattit sur lui…
Pendant ce temps-là, la ville se désintégrait toujours sans relâche : il n’y avait plus de clochers ni de tours depuis longtemps et, quand le jour baissa, elle avait pratiquement disparu. Les ruines de la ville, c’était ce sable, ce sable effrayant, infernal, qui façonnait à plaisir, avec l’aide d’un vent chaud, des dunes qui se déplaçaient un peu plus à chaque heure.
Triste à mourir, le vieil homme retour­na vers ses compa­gnons, se disant que ses souvenirs les plus chers n’étaient plus qu’un peu de sable…
Au tout petit matin, le vieil homme fut réveillé par un râle profond et sourd. C’était l’homme jeune qui agonisait. Son sang s’écoulait par les yeux, le nez, la bouche et les oreilles, lui imposant un atroce masque mortuaire. Le sable immonde rougissait, rougissait… Le vieil homme l’assista de son mieux, lui tenant les mains, lui murmurant les mots qui rassurent… Après un dernier spasme, ses sphincters se relâchèrent. Il ouvrit les yeux, sourit, balbutia quelques mots inaudibles et mourut, laissant retomber sa tête en arrière.
 

Naissance d’un point chaud
 
Le géologue ne s’était pas rendormi, et il assista encore à un nouveau lever de soleil. Il songea à tous ceux qu’il avait connus, qu’il avait aimés, qu’il avait aidés à mourir, et qui étaient morts douloureusement. Son cœur pesait bien lourd. Tout autour de lui s’étendait un désert stérile, sans aucune trace de vie ; un vent chaud agitait les ergs, ces ergs, tout ce qui subsistait de sa belle ville natale. Pourrait-il y mourir enfin, lui-aussi ?
Il était seul, avec une pauvre femme qui ressassait ses prières incompréhensibles ; sa vieille ennemie, la solitude, le guettait sournoisement.
Subitement, il ressentit un léger frémissement qui ne le fit même pas réagir : c’était aussi ténu que le léger tressautement de la peau du cheval énervé par les mouches, de la vache agressée par les taons. Il n’y prit pas garde. Une seconde secousse, plus accentuée, le fit sursauter, et la terre se fendilla légèrement. Encore un tremblement, plus marqué cette fois, qui l’ébranla quelque peu. Serait-ce un séisme ?
À chaque sursaut de la terre, le sol se craquelait, chaque fois un peu plus loin, un peu plus profond. Il leur fallait se déplacer avec prudence pour éviter les fissures qui s’ouvraient çà et là. La terre se déchirait et se plaignait en un grondement grandissant, incessant.
La vieille femme avait peur et le regardait d’un air inquiet, très anxieuse.
La terre gémissait, commençant à se fendre. Le vieil homme saisit alors la main de sa compagne, la serrant fortement pour la sécuriser. Elle tremblait, ne comprenant rien à ce qui se passait, même pas les explications qu’il lui prodiguait. Pendant qu’il lui parlait, le sol cessa de bouger, et le silence se fit.
Pendant cette rémission, le géologue mémorisa soigneusement tout ce qu’il avait vu et entendu. En tant que scientifique et naturaliste, il connaissait bien la valeur des observations recueillies sur le terrain : il voulait se montrer le meilleur témoin possible.
Ils sursautèrent tous les deux en même temps : plus intenses, plus dangereuses, les secousses avaient repris ; ils étaient assourdis par les rugissements de la terre en travail. On aurait pu croire assister à un accouchement difficile, périlleux. Le géologue savait qu’elle allait donner nais­sance à quelque chose, mais quoi ? Il n’aurait pu le dire ! Il était témoin d’un événement que bien peu d’yeux humains avaient pu regarder !
Soudain, le processus s’accéléra, et le chaos s’installa, un chaos total, le chaos des premiers âges. La terre semblait devenue la proie d’une force fantastique, inouïe. Les secousses se succédaient à un rythme d’enfer ; les crevasses s’ouvraient, de plus en plus profondes, de plus en plus larges, pendant qu’un roulement interminable, insupportable, faisait vibrer l’air alentour. Une odeur âcre prenait à la gorge, une odeur de soufre, de feu…
Complètement épouvantée, la malheureuse femme lâcha la main de son compagnon, puis s’effondra dans une énorme crevasse, soudain ouverte sous ses pieds. Son pauvre corps rebondissait sur les parois, en tournoyant dans le vide : elle ne criait pas : seul le bruit mat, assourdi de son corps, projeté de côté et d’autre sur les roches coupantes, se faisait entendre…
Choqué, le géologue se pencha, avec précaution, au bord du gouffre. Il ne vit que des éclaboussures de sang, des lambeaux de chair, des morceaux de matière cervicale. D’elle, ne subsistaient que ces débris…et le souvenir…
Cette fois, il était bien seul pour affronter une situation intenable et, il se l’avoua enfin, désespérée. Les secousses s’accéléraient encore, sans interruption, accompagnées de hurlements terrifiants mêlés de détonations rapprochées. Des pierres se mirent à crépiter, en longues projections mortelles. Des gaz toxiques se répandirent partout, en nuages asphyxiants, en fumeroles légères et dangereuses.
Le géologue craignait maintenant pour sa vie, mais il était curieux ; en dépit de tout, il voulait observer, tout voir de ce déchaînement. Il finit par comprendre que le séisme s’acharnait sur un endroit particulier, une surface circulaire de moyenne importance. La croûte terrestre se cassait petit à petit, se brisait lentement. Les lèvres gercées de la cassure s’écartaient en un rictus effrayant  qui s’agran­dissait au fur et à mesure des secousses. Ce fut un long supplice, une lente agonie !
Le vieil homme, fatigué, boitait bas. Il finit par prendre vraiment peur : les bombes volcaniques étaient imprévisibles et l’air, lourd de gaz, l’oppressait. Il ne lui restait plus qu’à regarder…
La terre convulsait, en proie à des forces incroyables, primitives, venues de sa lointaine histoire. Elle finit par s’ouvrir vraiment, au milieu de déchirements et de craquements de fin du monde. Dans un tonnerre indescriptible, la terre toute entière se fendit enfin jusqu’au cœur, jusqu’à faire paraître au grand jour le magma incandescent une fois…deux fois…trois fois…, jusqu’à ce que le magma de roches en fusion monte et remplisse la cavité béante, ouverte par le séisme.
Enfin délivrée, la terre s’apaisait, les secousses ralentissaient, diminuant d’intensité, et le calme revenait peu à peu…
C’était fini. On n’entendait plus que le bruit du lac de lave et le souffle du vent brûlant. Les dunes frémissaient encore, que le point chaud avait atteint les bords du gouffre, sa limite supérieure, ses rives.
Recru de fatigue, le vieil homme s’assit sur le sable, observant à loisir le comportement du lac de lave. Utilisant sa mémoire affûtée à l’instar d’un relevé de recherches, il prit note mentalement de tout ce qui s’était passé. Il savait bien qu’il ne pourrait jamais communiquer son expérience, mais ses protocoles avaient pris le relais, devant un tel phénomène que personne n’avait vu, jusqu’à lui. Il s’était installé à l’écart, pour ne pas risquer de se brûler les yeux ni les poumons : la lave atteignait des températures incroyables, dévastatrices.
Ce lac était terrible, à la fois attirant et repoussant. Les forces telluriques, l’éjection des gaz qui s’étaient accumulés, agitaient la lave, pourtant lourde et visqueuse. Elle bouillonnait continuellement, surchauffée par le magma profond, rouge cœur de la terre. Et quand elle imitait le bruit de l’eau des lacs de montagne, les sens s’affolaient. La lave remuait sans cesse, en vagues et vaguelettes, en rides qui se brisaient sur les rives, avec un bruit sourd et angoissant. Elle chuintait aussi, et ce chuintement accélérait le cœur, générait une angoisse imprécise, déplaisante. Et puis le lac de lave s’enveloppait de nuages de gaz asphyxiants, expulsés en même temps que des geysers rougeoyants et même des fontaines flamboyantes, accompagnés de sifflements, de grondements, de râles détonants. Si la lave restait tranquille,  sa surface se figeait en une peau hideuse, squameuse, qui pouvait, à tout instant, redevenir lave, au milieu de sifflements et de rots tonitruants.
C’était cela, la naissance d’un point chaud.
Le géologue regardait le lac et demeurait comme hypnotisé par la puissance de la nature, constructrice et destructrice à la fois.
Il regardait, et finit par regarder sans voir, plongé dans ses pensées.
 
PLUS TARD, CE DIXIÈME JOUR
 
Il réfléchissait sur sa vie, sur sa peur de la solitude, sur ce qui l’attendait encore…
Il avait perdu tout ce qui avait fait le bonheur de sa vie. Il avait vu mourir dans ses bras sa femme, si belle, si tendre, qui l’avait toujours épaulé ; il lui avait fallu fermer ses yeux si doux au regard de jais… Il l’avait trop souvent abandonnée pour ses campagnes de recherches et, maintenant, le regrettait amèrement. Il lui avait fallu aider ses trois enfants à mourir, ses enfants qu’il n’avait pas vu naître faute de temps, ses enfants, deux garçons, déjà presque des hommes, et sa fille, exquise, belle comme une grande fleur exotique… Et tous leurs amis, leurs compagnons de toujours ? Anéantis sauvagement. Et leurs connaissances ? Leur sourire affable s’était évanoui dans l’horreur !
Est-ce que ça valait le coup de survivre encore ?
Il avait vécu la disparition de toute une ville, de tous ses habitants. Il était le dernier survivant. Pourquoi ? Pour amuser encore il ne savait trop quelle force perverse, pour lui servir d’esclave docile, soumis à tous ses caprices, même les plus abominables ? Non ! Non ! Assez !
Il pouvait se révolter à présent : sa révolte ne pourrait nuire à personne, puisqu’il était la dernière victime, et il redeviendrait enfin un homme libre !
Mourir, d’accord, c’est le lot commun de toute l’humanité ! Mourir, un peu plus tôt, un peu plus tard, quelle affaire ! Mourir, oui, mais avec dignité, dans la sérénité ultime, librement ! Il assumait toute sa vie, il était libre !
Sa décision était prise, et il se sentait soulagé ! Le visage enfin souriant, le regard fier, il toisa aves défi le lac de lave, ce point chaud dont il ne pourrait jamais témoigner. Malgré son corps douloureux, sa boiterie et sa jambe presque inerte, il se mit à courir : il ne voulait pas rôtir tout vif au bord du volcan. Tête la première, il plongea dans la lave et mourut avant de l’avoir touchée, instantanément vaporisé, volatilisé !
Tout était achevé.
 
ENTRE CHIEN ET LOUP, LE DIXIÈME JOUR…
 
Le silence retomba, le silence des cimetières, le silence éternel des nécropoles, le silence infini des déserts, d’où toute vie semble avoir été chassée… Seul, le point chaud respirait toujours, hideusement…
Pourtant, la vie palpite toujours dans tous les déserts : dans la Sahara vivent les fennecs, et dans le Kalahari, de tout petits éléphants ; le désert de Gobi est sillonné par des chameaux laineux. Même les déserts glacés connaissent  la vie, même s’il ne s’agit que de bactéries, le plus souvent. Pourtant, des requins croisent sous la calotte glaciaire, aussi.
Ce désert-là était bien différent : jamais la vie ne parviendrait à y naître, croître et se reproduire. Ce désert, c’était le jardin de la mort !
Le silence particulier de ce désert pesait lourdement ; seul, un vent chaud, comme le simoun ou l’harmattan, bâtissait et détruisait les dunes, remuant le sable maudit, à l’instar des djinns facétieux et moqueurs. Le silence des tombeaux, le silence éternel…
Bien sûr, c’était un désert sans oasis, mais avec des mirages, beaucoup de mirages, toujours les mêmes : une ville agréable où il fait bon vivre, un petit port charmant, des habitants heureux, des enfants épanouis… Tous les mirages sont des mensonges… Peut-être bien, peut-être pas…
 
LA NUIT TOMBE, DIXIÈME JOUR
 
Brutal, barbare, sauvage, s’éleva brusquement un rire impétueux, bestial, un rire diabolique, un rire à ébranler les montagnes, à déraciner les chênes centenaires.
Ce rire féroce, démoniaque, parcourut tout le nouveau désert, se répercutant sur les ergs affolés.
-« Avez-vous apprécié ma petite plaisanterie ? »
-« Oh ! Oui ! Chef ! C’était vraiment parfait, et si nouveau ! »
-« Tu es devenu un véritable connaisseur, mon petit Satan. Depuis longtemps, je trouvais les plaisirs de l’enfer très surfaits, désuets, et pour tout dire complètement démodés, tout-à-fait ringards, quoi ! Toujours les mêmes supplices ressassés jusqu’à l’ennui, les mêmes gags éculés, les mêmes tortures routinières. C’est simple, on se serait cru dans une vieille comédie musicale décrépite. C’est vrai, quoi ! C’est horripilant, quand on a toute l’éternité devant soi, C’est diaboliquement fastidieux ! »
-« C’est bien ce que je ressentais, chef ! Mais je ne trouvais pas les mots pour le dire, comme vous, chef ! »
-« Belzébuth, tu es en grand progrès ! Continue ainsi ! Pour en revenir à ce que je disais, il me fallait trouver du neuf, de l’original, du jamais vu. Et pourquoi pas du bling-bling, pour pimenter le tout ? 
« J’ai donc été voir ce que font les hommes : ils sont plutôt experts en sadisme, en abominations, en turpitudes diverses et variées, et autres joyeusetés… J’ai donc fait comme tout le monde, j’ai été en voyage d’études en Asie mineure, vers l’Irak et la République islamique. Je n’ai pas été déçu du voyage. C’est fou ce qu’ils sont en avance dans cette région : en matière de tortures, ce sont des créatifs, des novateurs, et eux, ils ont toutes les audaces ! 
« C’est là que j’ai trouvé mes meilleures idées pour corser mon divertissement. Ils sont extraordinaires ! Quelques-uns feraient des assistants très compétents.
« Ah ! Oui ! Ils ont récupéré un vieux système crée par leurs ancêtres, incomparablement sadique et digne de nous tous. Les hommes peuvent se laisser aller à tous leurs désirs, tous leurs vices, quels qu’ils soient. 
« Et les femmes…oui, les femmes, naturellement faibles, incurablement stupides, sans aucun courage…ces êtres inférieurs, à peine humains, sont là pour assouvir les fantasmes des hommes, pour être soumises, pour obéir en tout à leur seigneur et maître, sinon… Sinon, c’est le marché aux esclaves qui les attend ! Oui, le marché aux esclaves, c’est une ancienne pratique remise au goût du jour, et, dans cette région, réservée aux femmes de tous âges, sauf les vieilles… 
« Humiliées, enfermées, battues, violées, dès qu’elles ne plairont plus, elles seront vendues, comme les chèvres et les moutons. Parquées comme le bétail, elles seront vendues aux enchères et leur prix dépendra de leur âge : une jeune fille, encore vierge parce que récemment volée, coûtera cher, mais pas autant qu’une petite fille pré-pubère, hors de prix. Il s’agit là de produits de luxe. Mais il y a un grand choix. Un catalogue des prix facilite les transactions. On y trouve encore des petits garçons, à vendre eux aussi…
« Le même sort les attend toutes. Tout subir, tout endurer, sans un mot, sans une plainte. Ce n’est pas la bouche qu’on leur demande d’ouvrir, par moi-même ! 
« C’est fabuleux, n’est-ce pas ? Si délicieusement cruel ! Ces gens sont remarquables ! Ils ont réussi à créer un merveilleux jardin des délices ! 
 « Mais moi, en plus, je les voilerais de la tête aux pieds, de noir, c’est ma couleur, et la leur aussi, d’ailleurs. Ainsi, je ne pourrai plus, ni les voir, ni les entendre : je pourrai en jouir bien mieux, jusqu’à mon plaisir. 
« Et les vieilles ? Ah ! Les vieilles, quand elles ne peuvent plus servir, on s’en débarrasse ! 
« Ne sont-ils pas géniaux ? On se croirait chez moi, en enfer ! »
-« Quand on voyage un peu, chef, on se rend compte que les hommes aiment se faire du mal, le plus souvent pou pas grand’chose, pour faire plaisir à une vieille idole couverte de sang ! »
-« Tu parles d’or, Méphistophélès ! Pour en revenir à notre petite comédie, j’ai beaucoup apprécié la distribution : les acteurs ont tous remarquablement joué, sauf, peut-être le dernier : il a trop forcé la note, surjoué son rôle. Mais ils avaient tous l’air si naturels, si authentiques, criant, hurlant même, de vérité. J’adresse mes plus chaudes félicitations à toute la troupe. Et vous, qu’en pensez-vous ? »
-« Je me joins à vous, chef, si je puis me le permettre. Ce que je trouve admirable, c’est qu’ils ont joué comme si leur vie en dépendait. Ce doit être cela qu’on appelle le théâtre total ? Mais je voudrais mentionner aussi les effets spéciaux, vraiment spectaculaires ! C’est bien simple, on oubliait que c’était du théâtre ! »
-« Tu as raison, Lucifer ! Le cadre de l’action a été particulièrement bien choisi.
« Ah ! Mes chers amis, j’aimerais bien renouveler cette expérience. C’est si agréable de se retrouver tous pour s’amuser un peu. Vive le théâtre ! Sinon, l’enfer ne vaudrait pas d’être vécu !
« Et je vous le confirme, le monde entier est à nous, et nous pourrons nous amuser comme nous le désirerons !
«  À bientôt, très chers ! »
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Crédits : fr.wikipedia.org ; platibubble.com ; photo-animaux.com ; rhone-alpes.lpo.fr ; dinosauria.com ; voirlemonde.com Xavier Fabre Algérie ; yakphoto.net ; classicautoelec.com ; notre-planete.info ; meteo-centre.fr ; suarez.fr ; nasa.gov ; pixabay.com ; yannarthusbertrand.org
Œuvres de : Otto Dix, la guerre, crâne ; Max Beckmann, morgue ; Pablo Picasso, tête de cheval ; Edvard Munch, le cri.
 
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GRAND MAITRE DU RETOUR AFFECTIF<br /> <br /> Bonjour Mme, Mr<br /> Moi je me nomme Grand voyant marabout said ce qui signifie la solution a vos problème dans 7 jour, Je suis grand maître said du retour affectif , héréditaire de mon père très puissant donc pas de soucis à ce faire, voici un peux ce que je fais comme travaille de rituels:<br /> <br /> <br /> Retour Affectif Rapide dans 7 jours<br /> Rituel pour devenir attirant(e)<br /> Rituel pour reprendre avec son ex<br /> Rituel pour en finir avec l'infidélité<br /> Rituel pour stopper la jalousie<br /> Rituel pour éloigner les rivales (ou rivaux)<br /> Rituel contre la jalousie matérielle<br /> Rituel pour stopper la malchance<br /> Rituel pour attirer l'argent<br /> Rituel pour réussir son avenir amoureux<br /> <br /> Si vous, voulez vous faire aimer ou si votre ami vous a quitté je peux le ou la faire revenir dans 7 jours. Il, elle va courir derrière vous comme un chien derrière son maître. Amour durable. chance aux jeux, dés envoûtement, fidélité,<br /> Impuissance sexuelle, maladie inconnue, même cas désespérés. , travail<br /> Efficace et rapide.<br /> <br /> 100% de réussite garanti. Ne restez pas dans l'angoisse, il n'y a pas de<br /> Problème sans solution. je suis le seule a par dieu a trouver une solution à tous vos problèmes car si je commence ce travaille je pense bien que votre marie vous reviendra et vous serez unis pour le reste de votre vie si vous le désirez bien<br /> Mme ne vous faite plus de soucis car vous venez de trouvez la solution a ce problème alors n’hésiter pas a me contacter <br /> Pour ses rituels je dispose plusieurs sortes de vaudou et plusieurs maniérés de procéder<br /> <br /> Si vous utilisez une de mes Rituel vous trouverez la satisfaction dans 7 jours au plus.<br /> <br /> PS/ les résultats sont garantie à 100% avec une durée de 7 jours ni plus ni moin . <br /> <br /> NB/ Quelques soit la durée dont votre amour ou l'homme de votre vie vous a quitté il reviendra à coup sûr dans 7 jours ou votre femme . Quelques soit la personne concerné dans moin de 7 jours il ou elle s'inclinera sous votre charme et vous aurez le parfait contrôle sur lui .<br /> <br /> Donc pour le moment je ne veux rien prends d'abord pour le travaille, car c'est après la satisfactions que vous aurez a me donnez ce que votre cœur désire comme récompense.<br /> <br /> Voici mes coordonnées.<br /> <br /> mail: marabout.said@hotmail.fr<br /> <br /> MERCI
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